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L'existentialisme est un humanisme
Jean-Paul Sartre (1946)
� Le texte suivant explique bri�vement la doctrine existentialiste d�crite par Sartre dansL'existentialisme est un humanisme ;
� Le texte int�gral de Sartre suit ce r�sum�.
1. R�sum� de la doctrine existentialiste
Dans ce r�sum� :
� Les phrases entre guillemets sont des citations de L'existentialisme est un humanisme ;
� Les rep�res entre crochets comme [1a] renvoient au Vocabulaire et dictionnaire explicatif situ� apr�s ce r�sum�.
D�finition initiale
Sartre �crit :
"Nous entendons par existentialisme [1a]une doctrine [1b] qui rend la vie humaine possible [parce que c'est une doctrine mat�rialiste [1c] ] et qui, par ailleurs, d�clare que toute v�rit� [1d] et toute action impliquent un milieu et une subjectivit� [1e] humaine".
Les concepts de v�rit� et d'action sont de pures abstractions qui supposent un esprit humain. Pour un existentialiste mat�rialiste comme Sartre il n'y a pas de v�rit� absolue, une proposition donn�e n'a qu'une v�rit� humaine objective [1f], partageable par divers individus.
Existentialisme, christianisme et mat�rialisme
Selon Sartre il y a deux esp�ces d'existentialistes :
� les chr�tiens comme Jaspers et Gabriel Marcel, de confession catholique ;
� les ath�es comme Heidegger, les existentialistes fran�ais et Sartre.
La possibilit� philosophique de la vie humaine, �voqu�e dans la d�finition pr�c�dente, r�sulte du caract�re mat�rialiste de l'existentialisme : pour toute philosophie mat�rialiste les objets mat�riels (notamment les hommes) existent a priori [1h], sans supposer au pr�alable une essence ou une cr�ation divine [1i].
Les deux esp�ces d'existentialistes estiment que l'existence pr�c�de l'essence, c'est-�-dire que l'essence [1g] d'un concept ne peut appara�tre que dans un esprit humain pr�existant, la subjectivit� humaine �voqu�e ci-dessus.
Opposition entre existentialisme et id�alisme,
Cette doctrine mat�rialiste s'oppose � l'id�alisme [1j] de Platon, pour qui la r�alit� absolue [1k]existe : c'est celle d'une abstraction comme un nombre, un homme (en tant qu'essence) ou son �me. Un tel concept est par d�finition �ternel, immuable, objectif et parfait. Sartre remarque qu'il appara�t dans l'esprit d'un homme qui d�finit un objet � fabriquer (comme un livre ou un coupe-papier), l'essence de cet objet pr�c�dant alors son existence.
Quand l'essence pr�c�de l'existence
L'essence con�ue par l'homme pour un objet � fabriquer est un cahier des charges qui doit exister avant la fabrication. Plus g�n�ralement, pour un id�aliste toute existence suppose une cr�ation pr�alable ; l'existence du Monde, par exemple, suppose sa cr�ation. Toute cr�ation suppose une volont� cr�atrice, donc un �tre cr�ateur pr�existant, Dieu [1i]. Sartre �crit :
"Lorsque nous concevons un Dieu cr�ateur, ce Dieu est assimil� la plupart du temps � un artisan sup�rieur ; et quelle que soit la doctrine que nous consid�rions, qu'il s'agisse d'une doctrine comme celle de Descartes ou de la doctrine de Leibniz, nous admettons toujours que la volont� suit plus ou moins l'entendement [1l] ou, tout au moins, l'accompagne, et que Dieu, lorsqu'il cr�e, sait pr�cis�ment ce qu'il cr�e."
Cons�quences de cette doctrine
Sartre �crit :
"Au XVIIIe si�cle, dans l'ath�isme [1m]des philosophes, la notion de Dieu est supprim�e [remplac�e par l'Etre supr�me [1n] ] mais non pas pour autant l'id�e que l'essence pr�c�de l'existence. Cette id�e, nous la retrouvons un peu partout : nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et m�me chez Kant. L'homme est possesseur d'une nature humaine ; cette nature humaine, qui est le concept[1o] humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d'un concept universel [1p], l'homme ; chez Kant, il r�sulte de cette universalit� que l'homme des bois, l'homme de la nature, comme le bourgeois sont astreints � la m�me d�finition et poss�dent les m�mes qualit�s de base. Ainsi, l� encore, l'essence d'homme pr�c�de cette existence historique que nous rencontrons dans la nature."
Critique de la conception id�aliste de la cr�ation de l'Univers
Les id�alistes ne peuvent donc imaginer que l'Univers [1q] a toujours exist�, c'est-�-dire que le temps a commenc� en m�me temps que l'espace, lors du Big Bang [1r]. L'existence du Big Bang est une th�orie scientifique universellement admise aujourd'hui, et confirm�e par de nombreuses constatations astronomiques et physiques. Un homme peut imaginer un temps pr�c�dant le Big Bang, mais aucun �v�nement de ce temps-l� ne nous est accessible pour observation ou mesure et il restera �ternellement pure sp�culation [1s].
Dieu cr�ateur et Dieu acteur
Nous savons depuis Kant (1781 : Critique de la raison pure) que l'existence d'un Dieu cr�ateur [1i]est ind�montrable par causalit�, factuelle ou purement logique : nous ne pouvons conna�tre de situation pr�c�dant l'existence du Monde et en d�duire causalement sa cr�ation. Nous ne pouvons pas, non plus, d�montrer qu'un Cr�ateur n'existe pas : l'agnosticisme (affirmation � on ne peut rien savoir avec certitude sur la cr�ation du Monde �) est donc de rigueur.
Par contre, la science actuelle exclut la possibilit� d'un Dieu acteur [1i], capable d'intervenir physiquement dans l'Univers : pour �tre coh�rent, chacun de nous doit choisir entre croire ce que la Science d�montre ou croire ce que les religions monoth�istes affirment sans preuve ; ces deux croyances s'excluent mutuellement [1t].
L'homme existe et vit d'abord, puis il se d�finit lui-m�me
Mat�rialiste ath�e, l'existentialisme affirme que l'homme existe en tant qu'objet de l'Univers, produit par la m�me causalit� physique que les autres objets, sans intervention d'une volont� transcendante [1u] et sans cahier des charges conceptuel.
Kant soutient cette doctrine pour le corps de l'homme, soumis aux lois d�terministes [1v] de la nature comme tout ce qui est physique. Mais il consid�re que l'esprit de l'homme est libre [1w], qu'il �chappe � la causalit� mat�rielle ; Kant n'explique pas comment un cerveau physique peut penser, comment une pens�e abstraite na�t et comment elle peut commander au corps physique, soumis au d�terminisme naturel.
Nous savons aujourd'hui comment la pens�e na�t dans le cerveau et comment elle peut commander au corps [1x].
Pour un existentialiste la nature humaine n'existe pas en tant que mod�le g�n�ral pr�d�fini, chaque homme est diff�rent. Les hommes partagent seulement des contraintes communes, qui d�finissent leur condition(besoin de nourriture, soumission aux lois de la nature, interaction avec l'environnement, etc.). Mais comme un id�aliste, un existentialiste affirme que l'homme est libre de penser et d'agir, ce qui le rend libre de d�finir ce qu'il devient. Du fait m�me de son existence chaque homme cr�e son essence ; Sartre �crit :
"L'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme."
L'homme est responsable de ce qu'il est et de toute l'humanit�
Puisque chaque homme se fait lui-m�me, il est seul responsable de ce qu'il devient ; il ne peut invoquer la responsabilit� d'un Cr�ateur qui l'aurait fait tel qu'il est. L'existentialisme lui permet donc de se d�finir et l'en rend seul responsable.
Mieux, m�me : en choisissant ses actes un homme d�finit ses valeurs [1y], ce qu'il estime qu'il doit �tre. Sartre �crit :
"Choisir d'�tre ceci ou cela, c'est affirmer en m�me temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c'est toujours le bien, et rien ne peut �tre bon pour nous sans l'�tre pour tous [les hommes]."
Sartre confirme l� ce que Kant �crit en 1785 dans la M�taphysique des moeurs - Tome I Fondation � Introduction :
"Il faut pouvoir vouloir qu'une maxime [r�gle] de notre action devienne une loi universelle : tel est le canon [le crit�re] qui rend possible l'appr�ciation morale de notre action en g�n�ral." C'est l'imp�ratif cat�gorique [1z] de Kant.
Par ses choix de valeurs un homme choisit aussi celles de tout autre homme, il engage l'humanit� tout enti�re et il est responsable de cet engagement. Sartre �crit :
"Si je suis ouvrier, et si je choisis d'adh�rer � un syndicat chr�tien plut�t que d'�tre communiste, si, par cette adh�sion, je veux indiquer que la r�signation est au fond la solution qui convient � l'homme, que le royaume de l'homme n'est pas sur la terre, je n'engage pas seulement mon cas : je veux �tre r�sign� pour tous, par cons�quent ma d�marche a engag� l'humanit� tout enti�re. Et si je veux, fait plus individuel, me marier, avoir des enfants, m�me si ce mariage d�pend uniquement de ma situation, ou de ma passion, ou de mon d�sir, par l� j'engage non seulement moi-m�me, mais l'humanit� tout enti�re sur la voie de la monogamie."
Sartre conclut :
"Ainsi je suis responsable pour moi-m�me et pour tous, et je cr�e une certaine image de l'homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l'homme."
"Tout se passe comme si, pour tout homme, toute l'humanit� avait les yeux fix�s sur ce qu'il fait et se r�glait sur ce qu'il fait."
La libert� de l'homme est totale et il n'a pas d'excuse
Pour un existentialiste il n'existe pas de Bien ou Mal a priori, universels ; un homme doit prendre sur lui de faire les bons choix, m�me si cette solitude est angoissante. Sartre �crit :
"L'existentialiste est tr�s oppos� � un certain type de morale la�que qui voudrait supprimer Dieu avec le moins de frais possible. Lorsque, vers 1880, des professeurs fran�ais essay�rent de constituer une morale la�que, ils dirent � peu pr�s ceci : Dieu est une hypoth�se inutile et co�teuse, nous la supprimons, mais il est n�cessaire cependant, pour qu'il y ait une morale, une soci�t�, un monde polic�, que certaines valeurs soient prises au s�rieux et consid�r�es comme existant a priori ; il faut qu'il soit obligatoire a priori d'�tre honn�te, de ne pas mentir, de ne pas battre sa femme, de faire des enfants, etc., etc... Nous allons donc faire un petit travail qui permettra de montrer que ces valeurs existent tout de m�me, inscrites dans un ciel intelligible [1z1], bien que, par ailleurs, Dieu n'existe pas. [�]
L'existentialiste, au contraire, pense qu'il est tr�s g�nant que Dieu n'existe pas, car avec lui dispara�t toute possibilit� de trouver des valeurs dans un ciel intelligible ; il ne peut plus y avoir de bien a priori, puisqu'il n'y a pas de conscience [1x] infinie et parfaite pour le penser ; il n'est �crit nulle part que le bien existe, qu'il faut �tre honn�te, qu'il ne faut pas mentir, puisque pr�cis�ment nous sommes sur un plan o� il y a seulement des hommes. Dosto�evski avait �crit [dans _Les fr�res Karamazov_] : � Si Dieu n'existait pas, tout serait permis. � C'est l� le point de d�part de l'existentialisme. [�]
L'existentialiste ne croit pas � la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu'une belle passion est un torrent d�vastateur qui conduit fatalement l'homme � certains actes, et qui, par cons�quent, est une excuse. Il pense que l'homme est responsable de sa passion. L'existentialiste ne pensera pas non plus que l'homme peut trouver un secours dans un signe donn�, sur terre, qui l'orientera ; car il pense que l'homme d�chiffre lui-m�me le signe comme il lui pla�t. Il pense donc que l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamn� � chaque instant � inventer l'homme."
Exemples de signes : les textes sacr�s comme la Bible et le Coran, que l'existentialisme rejette � la fois comme lois morales et excuses pour les malheurs des hommes et leurs mauvaises actions.
Conclusion de Sartre
Sartre �crit :
"Si les valeurs sont vagues, et si elles sont toujours trop vastes pour le cas pr�cis et concret que nous consid�rons, il ne nous reste qu'� nous fier � nos instincts."
Dans ce cas assez g�n�ral, Sartre admet qu'il n'y a pas de choix rationnel [1z2].
Choisir en fonction de probabilit�s, mais pas de sentiments
Dans la vie courante la plupart des d�cisions ne peuvent pas faire l'objet d'un choix rationnel. Sartre consid�re alors les choix bas�s sur des probabilit�s, qu'il pense justifi�s lorsqu'on est certain de conna�tre toutes les variables et la probabilit� de chacune. Mais il refuse tout choix bas� sur un sentiment, une opinion [1z3] politique ou une affirmation ind�montrable, en disant :
"Je ne puis pas compter sur des hommes que je ne connais pas en me fondant sur la bont� humaine, ou sur l'int�r�t de l'homme pour le bien de la soci�t�, �tant donn� que l'homme est libre [1w], et qu'il n'y a aucune nature humaine sur laquelle je puisse faire fond."
"Il n'y a de r�alit� que dans l'action"
L'existentialisme n'approuve pas le qui�tisme, attitude d'indiff�rence, de passivit�, d'inaction : un homme ne peut se r�aliser que dans l'action. Sartre �crit :
"Le qui�tisme, c'est l'attitude des gens qui disent : les autres peuvent faire ce que je ne peux pas faire. La doctrine[1b] que je vous pr�sente est justement � l'oppos� du qui�tisme, puisqu'elle d�clare : il n'y a de r�alit� que dans l'action ; elle va plus loin d'ailleurs, puisqu'elle ajoute : l'homme n'est rien d'autre que son projet, il n'existe que dans la mesure o� il se r�alise, il n'est donc rien d'autre que l'ensemble de ses actes."
Par elle-m�me la pens�e d'un homme n'est rien, elle n'a de valeur que si elle d�bouche sur une action. On ne peut donc pas juger un homme sur ce qu'il est, physiquement, intellectuellement, philosophiquement, socialement, etc. L'homme n'existe que lorsqu'il s'engage concr�tement et ses actes seuls peuvent �tre jug�s. Sartre �crit :
"Pour l'existentialiste, il n'y a pas d'amour autre que celui qui se construit, il n'y a pas de possibilit� d'amour autre que celle qui se manifeste dans un amour ; il n'y a pas de g�nie autre que celui qui s'exprime dans des �uvres d'art : le g�nie de Proust c'est la totalit� des �uvres de Proust ; le g�nie de Racine c'est la s�rie de ses trag�dies, en dehors de cela il n'y a rien."
Un existentialiste n'admet donc pas l'excuse de la nature humaine ou des circonstances pour pardonner une attitude condamnable. Sartre �crit :
"L'existentialiste, lorsqu'il d�crit un l�che, dit que ce l�che est responsable de sa l�chet�. Il n'est pas comme �a parce qu'il a un c�ur, un poumon ou un cerveau l�che, il n'est pas comme �a � partir d'une organisation physiologique mais il est comme �a parce qu'il s'est construit comme l�che par ses actes. [�] Ce qui fait la l�chet�, c'est l'acte de renoncer ou de c�der, un temp�rament ce n'est pas un acte ; le l�che est d�fini � partir de l'acte qu'il a fait."
"On peut juger un homme en disant qu'il est de mauvaise foi. Si nous avons d�fini la situation de l'homme comme un choix libre, sans excuses et sans secours, tout homme qui se r�fugie derri�re l'excuse de ses passions, tout homme qui invente un d�terminisme est un homme de mauvaise foi. [�] On ne peut �chapper � un jugement de v�rit� [1d]. La mauvaise foi est �videmment un mensonge, parce qu'elle dissimule la totale libert� de l'engagement."
L'existentialisme est une philosophie optimiste
Sartre �crit :
"[L'existentialisme] ne peut pas �tre consid�r� comme une philosophie du qui�tisme, puisqu'il d�finit l'homme par l'action ; ni comme une description pessimiste de l'homme : il n'y a pas de doctrine plus optimiste, puisque le destin de l'homme est en lui-m�me ; ni comme une tentative pour d�courager l'homme d'agir puisqu'il lui dit qu'il n'y a d'espoir que dans son action, et que la seule chose qui permet � l'homme de vivre, c'est l'acte."
Pourquoi la doctrine existentialiste est bas�e sur la subjectivit� individuelle
Pour Sartre comme pour Descartes et Kant la seule certitude accessible � l'homme est celle de la conscience de soi : je pense donc je suis [1z4]. Il �crit :
"Toute th�orie qui prend l'homme en dehors de ce moment o� il s'atteint lui-m�me est d'abord une th�orie qui supprime la v�rit�, car, en dehors de ce cogito cart�sien, tous les objets sont seulement probables, et une doctrine de probabilit�s, qui n'est pas suspendue � une v�rit�, s'effondre dans le n�ant ; [Or] pour d�finir le probable il faut poss�der le vrai. Donc, pour qu'il y ait une v�rit� quelconque, il faut une v�rit� absolue ; et celle-ci est simple, facile � atteindre, elle est � la port�e de tout le monde ; elle consiste � se saisir sans interm�diaire."
L'existentialisme est la seule th�orie mat�rialiste � donner une dignit� � l'homme
Sartre �crit :
"Cette th�orie est la seule � donner une dignit� [1z5] � l'homme, c'est la seule qui n'en fasse pas un objet. Tout mat�rialisme a pour effet de traiter tous les hommes, y compris soi-m�me, comme des objets, c'est-�-dire comme un ensemble de r�actions d�termin�es [1v], que rien ne distingue de l'ensemble des qualit�s et des ph�nom�nes [1z6] qui constituent une table ou une chaise ou une pierre."
Sartre d�crit ici le mat�rialisme du XIXe si�cle, o� l'homme est un m�canisme r�gi par le d�terminisme [1v] des lois physiques. Cette doctrine n'accorde aucune libert� [1w] � l'homme, dont tous les choix seraient pr�visibles si les connaissances scientifiques correspondantes �taient disponibles.
������� Mais cette doctrine est aujourd'hui antiscientifique, car nous savons qu'il y a des �volutions de syst�mes physiques qui ne sont pas d�terministes [1v] au sens o� Sartre l'entend, puisqu'elles ne sont pas pr�visibles. La pens�e humaine, notamment, comprend des processus inconscients [1z7] impr�visibles car comprenant des associations d'id�es o� des connexions neuronales s'�tablissent en fonction de conditions externes, sensibles ou non. Ces processus peuvent aboutir � des r�sultats (sentiments, jugements, d�cisions) multiples dans des circonstances initiales identiques, et ce sans que l'individu qui pense s'en rende compte : dans tous les cas, l'homme se sent libre de penser ce qu'il veut, jamais il n'a l'impression que ses processus psychiques sont r�gis par un d�terminisme externe.
������� Les valeurs [1y] d'un individu ont pour origines son g�nome et son exp�rience (ce qu'il a appris depuis l'enfance). Elles sont interpr�t�es par sa conscience [1x] avec une part d'impr�visibilit� qui d�pend des circonstances. Les existentialistes pensent qu'elles sont distinctes du r�gne mat�riel, c'est-�-dire qu'elles �chappent au d�terminisme des lois de la nature :
"Nous [les existentialistes] voulons constituer pr�cis�ment le r�gne humain comme un ensemble de valeurs distinctes du r�gne mat�riel."
Nous savons aujourd'hui que le d�terminisme [1v]n'entra�ne pas la pr�dictibilit� ; toutes les �volutions naturelles sont bien d�terministes (au sens du d�terminisme �tendu), mais beaucoup sont impr�visibles. Cette remarque n'a pourtant pas d'importance pour un existentialiste, car il doit se juger (juger ses actes) objectivement [1f], c'est-�-dire tel que les voient les autres. Sartre �crit :
"[L'homme] se rend compte qu'il ne peut rien �tre (au sens o� l'on dit qu'on est spirituel, ou qu'on est m�chant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une v�rit� quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable � mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'� la connaissance que j'ai de moi. [�] Ainsi d�couvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l'intersubjectivit�, et c'est dans ce monde que l'homme d�cide ce qu'il est et ce que sont les autres."
Remarque : la pens�e des autres �tant impr�visible pour moi, ce qu'ils voient de moi (� travers mes actes, et qui constitue ce que je suis) est pour moi non-d�terministe. Les valeurs [1y] du jugement des autres sont �videmment ind�pendantes de ma causalit� mat�rielle.
Le sens de la vie pour un existentialiste
Sartre �crit :
"Dire que nous [les existentialistes] inventons les valeurs ne signifie pas autre chose que ceci : la vie n'a pas de sens [1z8] a priori. Avant que vous ne viviez, la vie, elle, n'est rien, mais c'est � vous de lui donner un sens, et la valeur n'est pas autre chose que ce sens que vous choisissez."
L'homme n'existe pas, il n'y a que des hommes
On ne peut porter un jugement d'ensemble sur l'homme. Sartre �crit :
"L'existentialisme [�] dispense de tout jugement de ce genre : l'existentialiste ne prendra jamais l'homme comme fin [1z9], car il est toujours � faire. Et nous ne devons pas croire qu'il y a une humanit� � laquelle nous puissions rendre un culte, � la mani�re d'Auguste Comte. Le culte de l'humanit� aboutit � l'humanisme [1z10] ferm� sur soi de Comte, et, il faut le dire, au fascisme. C'est un humanisme dont nous ne voulons pas."
L'existentialisme est un humanisme
Sartre �crit :
"Il y a un autre sens de l'humanisme [1z10], qui signifie au fond ceci : l'homme [individu] est constamment hors de lui-m�me, c'est en se projetant et en se perdant hors de lui qu'il fait exister l'homme [conceptuel] et, d'autre part, c'est en poursuivant des buts transcendants [1u] [en poursuivant un id�al] qu'il peut exister ; l'homme �tant ce d�passement et ne saisissant les objets que par rapport � ce d�passement, est au c�ur, au centre de ce d�passement. [�] Cette liaison de la transcendance, comme constitutive de l'homme - non pas au sens o� Dieu est transcendant, mais au sens de d�passement -, et de la subjectivit�, au sens o� l'homme n'est pas enferm� en lui-m�me mais pr�sent toujours dans un univers humain, c'est ce que nous [existentialistes] appelons l'humanisme existentialiste.
Humanisme, parce que nous rappelons � l'homme qu'il n'y a d'autre l�gislateur que lui-m�me [c'est lui qui, par ses choix, d�finit ses valeurs], et que c'est dans le d�laissement [l'absence de soutien et de mod�le] qu'il d�cidera de lui-m�me ; et parce que nous montrons que �a n'est pas en se retournant vers lui, mais toujours en cherchant hors de lui un but qui est telle lib�ration [par rapport aux contraintes de sa condition], telle r�alisation particuli�re, que l'homme se r�alisera pr�cis�ment comme humain."
Existentialisme et ath�isme
Sartre �crit :
"L'existentialisme n'est pas autre chose qu'un effort pour tirer toutes les cons�quences d'une position ath�e [1m]coh�rente. [Ce] n'est pas tellement un ath�isme au sens o� il s'�puiserait � d�montrer que Dieu n'existe pas [1i]. Il d�clare plut�t : m�me si Dieu existait, �a ne changerait rien ; voil� notre point de vue. Non pas que nous croyions que Dieu existe, mais nous pensons que le probl�me n'est pas celui de son existence ; il faut que l'homme se retrouve lui-m�me et se persuade que rien ne peut le sauver de lui-m�me, f�t-ce une preuve valable de l'existence de Dieu. En ce sens, l'existentialisme est un optimisme, une doctrine d'action, et c'est seulement par mauvaise foi que, confondant leur propre d�sespoir avec le n�tre, les chr�tiens peuvent nous appeler d�sesp�r�s."
Daniel Martin
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Vocabulaire de la Critique de la raison pure : Dictionnaire des id�es de Kant
[1a] Article "Existentialisme"
[1b] Article "Doctrine"
[1c] Article "Mat�rialisme et opposition avec l'Id�alisme et le R�alisme"
[1d] Article "V�rit� d'une connaissance, d'une proposition"
[1e] Article "Subjectivit�"
[1f] Article "Objectif � Subjectif"
[1g] Article "Essence"
[1h] Article "A priori, apriori, absolument a priori, a posteriori"
[1i] Articles :
� "Dieu"
� "Dieu en tant que cr�ateur et acteur de l'Univers"
[1j] Articles :
� "Id�alisme : doctrine (id�alisme empirique, subjectif ou transcendantal)"
� "Id�alisme de Kant - Id�alismes empirique, critique et transcendantal"
� "Id�alisme transcendantal, r�alisme transcendantal et id�alisme empirique"
[1k] Articles :
� "R�alit� et ph�nom�nes"
� "R�alit� (existence) par opposition � la n�gation (inexistence)"
� "R�alit� physique"
� "R�alit� d'une chose en soi : r�alit� objective"
[1l] Article "Entendement"
[1m] Article "Ath�isme"
[1n] Article "Etre supr�me (ens summum)"
[1o] Articles "Concept" et suivants
[1p] Article "Universel � Universalit�"
[1q] Article "Univers"
[1r] Article "Big Bang"
[1s] Article "Sp�culatif"
[1t] Article "[110] Luc FERRY - De la vraie nature du mat�rialisme et de la s�duction l�gitime qu'il exerce"
[1u] Article "Transcendant"
[1v] Article "D�terminisme : connaissance de la nature et pr�dictions d'�volution"
[1w] Articles :
� "Libert�"
� "Libert� impossible par rapport aux lois de la nature (le hasard n'existant pas)"
� "Libre arbitre"
[1x] Article "Conscience � Conscience de"
[1y] Article "Valeur"
[1z] Article "Imp�ratif"
[1z1] Article "Intelligible"
[1z2] Article "Rationnel"
[1z3] Article "Opinion"
[1z4] Article "Je pense donc je suis"
[1z5] Article "Dignit�"
[1z6] Article "Ph�nom�ne"
[1z7] Article "Inconscient"
[1z8] Article "[78] Sens de la vie selon Kant et Nietzsche [48]"
[1z9] Article "Fin � Fins"
[1z10] Article "Humanisme"
2. L'existentialisme est un humanisme
Conf�rence de Jean-Paul Sartre (1946)
Je voudrais ici d�fendre l'existentialisme contre un certain nombre de reproches qu'on lui a adress�s.
On lui a d'abord reproch� d'inviter les gens � demeurer dans un qui�tisme du d�sespoir, parce que, toutes les solutions �tant ferm�es, il faudrait consid�rer que l'action dans ce monde est totalement impossible, et d'aboutir finalement � une philosophie contemplative, ce qui d'ailleurs, car la contemplation est un luxe, nous ram�ne � une philosophie bourgeoise. Ce sont surtout l� les reproches des communistes.
On nous a reproch�, d'autre part, de souligner l'ignominie humaine, de montrer partout le sordide, le louche, le visqueux, et de n�gliger un certain nombre de beaut�s riantes, le c�t� lumineux de la nature humaine ; par exemple, selon Mlle Mercier, critique catholique, d'avoir oubli� le sourire de l'enfant. Les uns et les autres nous reprochent d'avoir manqu� � la solidarit� humaine, de consid�rer que l'homme est isol�, en grande partie d'ailleurs parce que nous partons, disent les communistes, de la subjectivit� pure, c'est-�-dire du je pense cart�sien, c'est-�-dire encore du moment o� l'homme s'atteint dans sa solitude, ce qui nous rendrait incapables par la suite de retourner � la solidarit� avec les hommes qui sont hors de moi et que je ne peux pas atteindre dans le cogito.
Et du c�t� chr�tien, on nous reproche de nier la r�alit� et le s�rieux des entreprises humaines, puisque si nous supprimons les commandements de Dieu et les valeurs inscrites dans l'�ternit�, il ne reste plus que la stricte gratuit�, chacun pouvant faire ce qu'il veut, et �tant incapable de son point de vue de condamner les points de vue et les actes des autres.
C'est � ces diff�rents reproches que je cherche � r�pondre aujourd'hui ; c'est pourquoi j'ai intitul� ce petit expos� : L'existentialisme est un humanisme. Beaucoup pourront s'�tonner de ce qu'on parle ici d'humanisme. Nous essaierons de voir dans quel sens nous l'entendons. En tout cas, ce que nous pouvons dire d�s le d�but, c'est que nous entendons par existentialisme une doctrine qui rend la vie humaine possible et qui, par ailleurs, d�clare que toute v�rit� et toute action impliquent un milieu et une subjectivit� humaine. Le reproche essentiel qu'on nous fait, on le sait, c'est de mettre l'accent sur le mauvais c�t� de la vie humaine. Une dame dont on m'a parl� r�cemment, lorsque par nervosit�, elle l�che un mot vulgaire, d�clare en s'excusant : "Je crois que je deviens existentialiste". Par cons�quent, on assimile laideur � existentialisme ; c'est pourquoi on d�clare que nous sommes naturalistes ; et si nous le sommes, on peut s'�tonner que nous effrayions, que nous scandalisions beaucoup plus que le naturalisme proprement dit n'effraye et n'indigne aujourd'hui. Tel qui encaisse parfaitement un roman de Zola, comme La Terre, est �c�ur� d�s qu'il lit un roman existentialiste ; tel qui utilise la sagesse des nations - qui est fort triste - nous trouve plus triste encore. Pourtant, quoi de plus d�sabus� que de dire "charit� bien ordonn�e commence par soi-m�me" ou encore "oignez vilain il vous poindra, poignez vilain il vous oindra" ? On conna�t les lieux communs qu'on peut utiliser � ce sujet et qui montrent toujours la m�me chose : il ne faut pas lutter contre les pouvoirs �tablis, il ne faut pas lutter contre la force, il ne faut pas entreprendre au-dessus de sa condition, toute action qui ne s'ins�re pas dans une tradition est un romantisme, toute tentative qui ne s'appuie pas sur une exp�rience �prouv�e est vou�e � l'�chec ; et l'exp�rience montre que les hommes vont toujours vers le bas, qu'il faut des corps solides pour les tenir, sinon c'est l'anarchie. Ce sont cependant les gens qui rab�chent ces tristes proverbes, les gens qui disent : comme c'est humain, chaque fois qu'on leur montre un acte plus ou moins r�pugnant, les gens qui se repaissent des chansons r�alistes, ce sont ces gens-l� qui reprochent � l'existentialisme d'�tre trop sombre, et au point que je me demande s'ils ne lui font pas grief, non de son pessimisme, mais bien plut�t de son optimisme. Est-ce qu'au fond, ce qui fait peur, dans la doctrine que je vais essayer de vous exposer, ce n'est pas le fait qu'elle laisse une possibilit� de choix � l'homme ? Pour le savoir, il faut que nous revoyions la question sur un plan strictement philosophique. Qu'est-ce qu'on appelle existentialisme ?
La plupart des gens qui utilisent ce mot seraient bien embarrass�s pour le justifier, puisque, aujourd'hui que c'est devenu une mode, on d�clare volontiers qu'un musicien ou qu'un peintre est existentialiste. Un �chotier de Clart�s signe l'Existentialiste ; et au fond le mot a pris aujourd'hui une telle largeur et une telle extension qu'il ne signifie plus rien du tout. Il semble que, faute de doctrine d'avant-garde analogue au surr�alisme, les gens avides de scandale et de mouvement s'adressent � cette philosophie, qui ne peut d'ailleurs rien leur apporter dans ce domaine ; en r�alit� c'est la doctrine la moins scandaleuse, la plus aust�re ; elle est strictement destin�e aux techniciens et aux philosophes. Pourtant, elle peut se d�finir facilement. Ce qui rend les choses compliqu�es, c'est qu'il y a deux esp�ces d'existentialistes : les premiers, qui sont chr�tiens, et parmi lesquels je rangerai Jaspers et Gabriel Marcel, de confession catholique ; et, d'autre part, les existentialistes ath�es parmi lesquels il faut ranger Heidegger, et aussi les existentialistes fran�ais et moi-m�me. Ce qu'ils ont en commun, c'est simplement le fait qu'ils estiment que l'existence pr�c�de l'essence, ou, si vous voulez, qu'il faut partir de la subjectivit�. Que faut-il au juste entendre par l� ? Lorsqu'on consid�re un objet fabriqu�, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a �t� fabriqu� par un artisan qui s'est inspir� d'un concept ; il s'est r�f�r� au concept de coupe-papier, et �galement � une technique de production pr�alable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le coupe-papier est � la fois un objet qui se produit d'une certaine mani�re et qui, d'autre part, a une utilit� d�finie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir � quoi l'objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l'essence - c'est-�-dire l'ensemble des recettes et des qualit�s qui permettent de le produire et de le d�finir - pr�c�de l'existence ; et ainsi la pr�sence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est d�termin�e. Nous avons donc l� une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production pr�c�de l'existence.
Lorsque nous concevons un Dieu cr�ateur, ce Dieu est assimil� la plupart du temps � un artisan sup�rieur ; et quelle que soit la doctrine que nous consid�rions, qu'il s'agisse d'une doctrine comme celle de Descartes ou de la doctrine de Leibniz, nous admettons toujours que la volont� suit plus ou moins l'entendement ou, tout au moins, l'accompagne, et que Dieu, lorsqu'il cr�e, sait pr�cis�ment ce qu'il cr�e. Ainsi, le concept d'homme, dans l'esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans l'esprit de l'industriel ; et Dieu produit l'homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l'artisan fabrique un coupe-papier suivant une d�finition et une technique. Ainsi l'homme individuel r�alise un certain concept qui est dans l'entendement divin. Au XVIIIe si�cle, dans l'ath�isme des philosophes, la notion de Dieu est supprim�e, mais non pas pour autant l'id�e que l'essence pr�c�de l'existence. Cette id�e, nous la retrouvons un peu partout : nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et m�me chez Kant. L'homme est possesseur d'une nature humaine ; cette nature humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d'un concept universel, l'homme ; chez Kant, il r�sulte de cette universalit� que l'homme des bois, l'homme de la nature, comme le bourgeois sont astreints � la m�me d�finition et poss�dent les m�mes qualit�s de base. Ainsi, l� encore, l'essence d'homme pr�c�de cette existence historique que nous rencontrons dans la nature.
L'existentialisme ath�e, que je repr�sente, est plus coh�rent. Il d�clare que si Dieu n'existe pas, il y a au moins un �tre chez qui l'existence pr�c�de l'essence, un �tre qui existe avant de pouvoir �tre d�fini par aucun concept et que cet �tre c'est l'homme ou, comme dit Heidegger, la r�alit�-humaine. Qu'est-ce que signifie ici que l'existence pr�c�de l'essence ? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se d�finit apr�s. L'homme, tel que le con�oit l'existentialiste, s'il n'est pas d�finissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est non seulement tel qu'il se con�oit, mais tel qu'il se veut, et comme il se con�oit apr�s l'existence, comme il se veut apr�s cet �lan vers l'existence, l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme. C'est aussi ce qu'on appelle la subjectivit�, et que l'on nous reproche sous ce nom m�me. Mais que voulons-nous dire par l�, sinon que l'homme a une plus grande dignit� que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l'homme existe d'abord, c'est-�-dire que l'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. L'homme est d'abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d'�tre une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n'existe pr�alablement � ce projet ; rien n'est au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projet� d'�tre. Non pas ce qu'il voudra �tre. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c'est une d�cision consciente, et qui est pour la plupart d'entre nous post�rieure � ce qu'il s'est fait lui-m�me. Je peux vouloir adh�rer � un parti, �crire un livre, me marier, tout cela n'est qu'une manifestation d'un choix plus originel, plus spontan� que ce qu'on appelle volont�. Mais si vraiment l'existence pr�c�de l'essence, l'homme est responsable de ce qu'il est. Ainsi, la premi�re d�marche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilit� totale de son existence. Et, quand nous disons que l'homme est responsable de lui-m�me, nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualit�, mais qu'il est responsable de tous les hommes. Il y a deux sens au mot subjectivisme, et nos adversaires jouent sur ces deux sens. Subjectivisme veut dire d'une part choix du sujet individuel par lui-m�me, et, d'autre part, impossibilit� pour l'homme de d�passer la subjectivit� humaine. C'est le second sens qui est le sens profond de l'existentialisme. Quand nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun d'entre nous se choisit, mais par l� nous voulons dire aussi qu'en se choisissant il choisit tous les hommes. En effet, il n'est pas un de nos actes qui, en cr�ant l'homme que nous voulons �tre, ne cr�e en m�me temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit �tre. Choisir d'�tre ceci ou cela, c'est affirmer en m�me temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c'est toujours le bien, et rien ne peut �tre bon pour nous sans l'�tre pour tous. Si l'existence, d'autre part, pr�c�de l'essence et que nous voulions exister en m�me temps que nous fa�onnons notre image, cette image est valable pour tous et pour notre �poque tout enti�re. Ainsi, notre responsabilit� est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l'humanit� enti�re. Si je suis ouvrier, et si je choisis d'adh�rer � un syndicat chr�tien plut�t que d'�tre communiste, si, par cette adh�sion, je veux indiquer que la r�signation est au fond la solution qui convient � l'homme, que le royaume de l'homme n'est pas sur la terre, je n'engage pas seulement mon cas : je veux �tre r�sign� pour tous, par cons�quent ma d�marche a engag� l'humanit� tout enti�re. Et si je veux, fait plus individuel, me marier, avoir des enfants, m�me si ce mariage d�pend uniquement de ma situation, ou de ma passion, ou de mon d�sir, par l� j'engage non seulement moi-m�me, mais l'humanit� tout enti�re sur la voie de la monogamie. Ainsi je suis responsable pour moi-m�me et pour tous, et je cr�e une certaine image de l'homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l'homme.
Ceci nous permet de comprendre ce que recouvrent des mots un peu grandiloquents comme angoisse, d�laissement, d�sespoir. Comme vous allez voir, c'est extr�mement simple. D'abord, qu'entend-on par angoisse ? L'existentialiste d�clare volontiers que l'homme est angoisse. Cela signifie ceci : l'homme qui s'engage et qui se rend compte qu'il est non seulement celui qu'il choisit d'�tre, mais encore un l�gislateur choisissant en m�me temps que soi l'humanit� enti�re, ne saurait �chapper au sentiment de sa totale et profonde responsabilit�. Certes, beaucoup de gens ne sont pas anxieux ; mais nous pr�tendons qu'ils se masquent leur angoisse, qu'ils la fuient ; certainement, beaucoup de gens croient en agissant n'engager qu'eux-m�mes, et lorsqu'on leur dit : "Mais si tout le monde faisait comme �a ?" ils haussent les �paules et r�pondent : "Tout le monde ne fait pas comme �a." Mais en v�rit�, on doit toujours se demander : qu'arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? et on n'�chappe � cette pens�e inqui�tante que par une sorte de mauvaise foi. Celui qui ment et qui s'excuse en d�clarant : tout le monde ne fait pas comme �a, est quelqu'un qui est mal � l'aise avec sa conscience, car le fait de mentir implique une valeur universelle attribu�e au mensonge. M�me lorsqu'elle se masque l'angoisse appara�t. C'est cette angoisse que Kierkegaard appelait l'angoisse d'Abraham. Vous connaissez l'histoire : Un ange a ordonn� � Abraham de sacrifier son fils : tout va bien si c'est vraiment un ange qui est venu et qui a dit : tu es Abraham, tu sacrifieras ton fils. Mais chacun peut se demander, d'abord, est-ce que c'est bien un ange, et est-ce que je suis bien Abraham ? Qu'est-ce qui me le prouve ? Il y avait une folle qui avait des hallucinations : on lui parlait par t�l�phone et on lui donnait des ordres. Le m�decin lui demanda : "Mais qui est-ce qui vous parle ?" Elle r�pondit : "Il dit que c'est Dieu." Et qu'est-ce qui lui prouvait, en effet, que c'�tait Dieu ? Si un ange vient � moi, qu'est-ce qui prouve que c'est un ange ? Et si j'entends des voix, qu'est-ce qui prouve qu'elles viennent du ciel et non de l'enfer, ou d'un subconscient, ou d'un �tat pathologique ? Qui prouve qu'elles s'adressent � moi ? Qui prouve que je suis bien d�sign� pour imposer ma conception de l'homme et mon choix � l'humanit� ? Je ne trouverai jamais aucune preuve, aucun signe pour m'en convaincre. Si une voix s'adresse � moi, c'est toujours moi qui d�ciderai que cette voix est la voix de l'ange ; si je consid�re que tel acte est bon, c'est moi qui choisirai de dire que cet acte est bon plut�t que mauvais. Rien ne me d�signe pour �tre Abraham, et pourtant je suis oblig� � chaque instant de faire des actes exemplaires.
Tout se passe comme si, pour tout homme, toute l'humanit� avait les yeux fix�s sur ce qu'il fait et se r�glait sur ce qu'il fait. Et chaque homme doit se dire : suis-je bien celui qui a le droit d'agir de telle sorte que l'humanit� se r�gle sur mes actes ? Et s'il ne se dit pas cela, c'est qu'il se masque l'angoisse. Il ne s'agit pas l� d'une angoisse qui conduirait au qui�tisme, � l'inaction. Il s'agit d'une angoisse simple, que tous ceux qui ont eu des responsabilit�s connaissent. Lorsque, par exemple, un chef militaire prend la responsabilit� d'une attaque et envoie un certain nombre d'hommes � la mort, il choisit de le faire, et au fond il choisit seul. Sans doute il y a des ordres qui viennent d'en haut, mais ils sont trop larges et une interpr�tation s'impose, qui vient de lui, et de cette interpr�tation d�pend la vie de dix ou quatorze ou vingt hommes. Il ne peut pas ne pas avoir, dans la d�cision qu'il prend, une certaine angoisse. Tous les chefs connaissent cette angoisse. Cela ne les emp�che pas d'agir, au contraire, c'est la condition m�me de leur action ; car cela suppose qu'ils envisagent une pluralit� de possibilit�s, et lorsqu'ils en choisissent une, ils se rendent compte qu'elle n'a de valeur que parce qu'elle est choisie. Et cette sorte d'angoisse, qui est celle que d�crit l'existentialisme, nous verrons qu'elle s'explique en outre par une responsabilit� directe vis-�-vis des autres hommes qu'elle engage. Elle n'est pas un rideau qui nous s�parerait de l'action, mais elle fait partie de l'action m�me.
Et lorsqu'on parle de d�laissement, expression ch�re � Heidegger, nous voulons dire seulement que Dieu n'existe pas, et qu'il faut en tirer jusqu'au bout les cons�quences. L'existentialiste est tr�s oppos� � un certain type de morale la�que qui voudrait supprimer Dieu avec le moins de frais possible. Lorsque, vers 1880, des professeurs fran�ais essay�rent de constituer une morale la�que, ils dirent � peu pr�s ceci : Dieu est une hypoth�se inutile et co�teuse, nous la supprimons, mais il est n�cessaire cependant, pour qu'il y ait une morale, une soci�t�, un monde polic�, que certaines valeurs soient prises au s�rieux et consid�r�es comme existant a priori ; il faut qu'il soit obligatoire a priori d'�tre honn�te, de ne pas mentir, de ne pas battre sa femme, de faire des enfants, etc., etc... Nous allons donc faire un petit travail qui permettra de montrer que ces valeurs existent tout de m�me, inscrites dans un ciel intelligible, bien que, par ailleurs, Dieu n'existe pas. Autrement dit, et c'est, je crois, la tendance de tout ce qu'on appelle en France le radicalisme, rien ne sera chang� si Dieu n'existe pas ; nous retrouverons les m�mes normes d'honn�tet�, de progr�s, d'humanisme, et nous aurons fait de Dieu une hypoth�se p�rim�e qui mourra tranquillement et d'elle-m�me. L'existentialiste, au contraire, pense qu'il est tr�s g�nant que Dieu n'existe pas, car avec lui dispara�t toute possibilit� de trouver des valeurs dans un ciel intelligible ; il ne peut plus y avoir de bien a priori, puisqu'il n'y a pas de conscience infinie et parfaite pour le penser ; il n'est �crit nulle part que le bien existe, qu'il faut �tre honn�te, qu'il ne faut pas mentir, puisque pr�cis�ment nous sommes sur un plan o� il y a seulement des hommes. Dosto�evsky avait �crit : �Si Dieu n'existait pas, tout serait permis.� C'est l� le point de d�part de l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par cons�quent l'homme est d�laiss�, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilit� de s'accrocher. Il ne trouve d'abord pas d'excuses. Si, en effet, l'existence pr�c�de l'essence, on ne pourra jamais expliquer par r�f�rence � une nature humaine donn�e et fig�e ; autrement dit, il n'y a pas de d�terminisme, l'homme est libre, l'homme est libert�. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui l�gitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni derri�re nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamn� � �tre libre. Condamn�, parce qu'il ne s'est pas cr�� lui-m�me, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jet� dans le monde, il est responsable de tout ce qu'il fait. L'existentialiste ne croit pas � la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu'une belle passion est un torrent d�vastateur qui conduit fatalement l'homme � certains actes, et qui, par cons�quent, est une excuse. Il pense que l'homme est responsable de sa passion.
L'existentialiste ne pensera pas non plus que l'homme peut trouver un secours dans un signe donn�, sur terre, qui l'orientera ; car il pense que l'homme d�chiffre lui-m�me le signe comme il lui pla�t. Il pense donc que l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamn� � chaque instant � inventer l'homme. Ponge a dit, dans un tr�s bel article : �L�homme est l�avenir de l�homme.� C'est parfaitement exact. Seulement, si on entend par l� que cet avenir est inscrit au ciel, que Dieu le voit, alors c'est faux, car ce ne serait m�me plus un avenir. Si l'on entend que, quel que soit l'homme qui appara�t, il y a un avenir � faire, un avenir vierge qui l'attend, alors ce mot est juste. Mais alors, on est d�laiss�. Pour vous donner un exemple qui permette de mieux comprendre le d�laissement, je citerai le cas d'un de mes �l�ves qui est venu me trouver dans les circonstances suivantes : son p�re �tait brouill� avec sa m�re, et d'ailleurs inclinait � collaborer, son fr�re a�n� avait �t� tu� dans l'offensive allemande de 1940, et ce jeune homme, avec des sentiments un peu primitifs, mais g�n�reux, d�sirait le venger. Sa m�re vivait seule avec lui, tr�s afflig�e par la demi-trahison de son p�re et par la mort de son fils a�n�, et ne trouvait de consolation qu'en lui. Ce jeune homme avait le choix, � ce moment-l�, entre partir pour l'Angleterre et s'engager dans les Forces Fran�aises Libres - c'est-�-dire abandonner sa m�re - ou demeurer aupr�s de sa m�re, et l'aider � vivre. Il se rendait bien compte que cette femme ne vivait que par lui et que sa disparition - et peut-�tre sa mort - la plongerait dans le d�sespoir. Il se rendait aussi compte qu'au fond, concr�tement, chaque acte qu'il faisait � l'�gard de sa m�re avait son r�pondant, dans ce sens qu'il l'aidait � vivre, au lieu que chaque acte qu'il ferait pour partir et combattre �tait un acte ambigu qui pouvait se perdre dans les sables, ne servir � rien : par exemple, partant pour l'Angleterre, il pouvait rester ind�finiment dans un camp espagnol, en passant par l'Espagne ; il pouvait arriver en Angleterre ou � Alger et �tre mis dans un bureau pour faire des �critures. Par cons�quent, il se trouvait en face de deux types d'action tr�s diff�rents : une concr�te, imm�diate, mais ne s'adressant qu'� un individu ; ou bien une action qui s'adressait � un ensemble infiniment plus vaste, une collectivit� nationale, mais qui �tait par l� m�me ambigu�, et qui pouvait �tre interrompue en route. Et, en m�me temps, il h�sitait entre deux types de morale. D'une part, une morale de la sympathie, du d�vouement individuel ; et d'autre part, une morale plus large, mais d'une efficacit� plus contestable. Il fallait choisir entre les deux. Qui pouvait l'aider � choisir ? La doctrine chr�tienne ? Non. La doctrine chr�tienne dit : soyez charitable, aimez votre prochain, sacrifiez-vous � autrui, choisissez la voie la plus rude, etc., etc... Mais quelle est la voie la plus rude ? Qui doit-on aimer comme son fr�re, le combattant ou la m�re ? Quelle est l'utilit� la plus grande, celle, vague, de combattre dans un ensemble, ou celle, pr�cise, d'aider un �tre pr�cis � vivre ? Qui peut en d�cider a priori ? Personne. Aucune morale inscrite ne peut le dire. La morale kantienne dit : ne traitez jamais les autres comme moyen mais comme fin. Tr�s bien ; si je demeure aupr�s de ma m�re, je la traiterai comme fin et non comme moyen, mais de ce fait m�me, je risque de traiter comme moyen ceux qui combattent autour de moi ; et r�ciproquement si je vais rejoindre ceux qui combattent je les traiterai comme fin, et de ce fait je risque de traiter ma m�re comme moyen.
Si les valeurs sont vagues, et si elles sont toujours trop vastes pour le cas pr�cis et concret que nous consid�rons, il ne nous reste qu'� nous fier � nos instincts. C'est ce que ce jeune homme a essay� de faire ; et quand je l'ai vu, il disait : au fond, ce qui compte, c'est le sentiment ; je devrais choisir ce qui me pousse vraiment dans une certaine direction. Si je sens que j'aime assez ma m�re pour lui sacrifier tout le reste - mon d�sir de vengeance, mon d�sir d'action, mon d�sir d'aventures - je reste aupr�s d'elle. Si, au contraire, je sens que mon amour pour ma m�re n'est pas suffisant, je pars. Mais comment d�terminer la valeur d'un sentiment ? Qu'est-ce qui faisait la valeur de son sentiment pour sa m�re ? Pr�cis�ment le fait qu'il restait pour elle. Je puis dire : j'aime assez tel ami pour lui sacrifier telle somme d'argent ; je ne puis le dire que si je l'ai fait. Je puis dire : j'aime assez ma m�re pour rester aupr�s d'elle, si je suis rest� aupr�s d'elle. Je ne puis d�terminer la valeur de cette affection que si, pr�cis�ment, j'ai fait un acte qui l'ent�rine et qui la d�finit. Or, comme je demande � cette affection de justifier mon acte, je me trouve entra�n� dans un cercle vicieux.
D'autre part, Gide a fort bien dit qu'un sentiment qui se joue ou un sentiment qui se vit sont deux choses presque indiscernables : d�cider que j'aime ma m�re en restant aupr�s d'elle, ou jouer une com�die qui fera que je reste pour ma m�re, c'est un peu la m�me chose. Autrement dit, le sentiment se construit par les actes qu'on fait ; je ne puis donc pas le consulter pour me guider sur lui. Ce qui veut dire que je ne puis ni chercher en moi l'�tat authentique qui me poussera � agir, ni demander � une morale les concepts qui me permettront d'agir. Au moins, direz-vous, est-il all� voir un professeur pour lui demander conseil. Mais, si vous cherchez un conseil aupr�s d'un pr�tre, par exemple, vous avez choisi ce pr�tre, vous saviez d�j� au fond, plus ou moins, ce qu'il allait vous conseiller. Autrement dit, choisir le conseilleur, c'est encore s'engager soi-m�me. La preuve en est que, si vous �tes chr�tien, vous direz : consultez un pr�tre. Mais il y a des pr�tres collaborationnistes, des pr�tres attentistes, des pr�tres r�sistants. Lequel choisir ? Et si le jeune homme choisit un pr�tre r�sistant, ou un pr�tre collaborationniste, il a d�j� d�cid� du genre de conseil qu'il recevra. Ainsi, en venant me trouver, il savait la r�ponse que j'allais lui faire, et je n'avais qu'une r�ponse � faire : vous �tes libre, choisissez, c'est-�-dire inventez. Aucune morale g�n�rale ne peut vous indiquer ce qu'il y a � faire ; il n'y a pas de signe dans le monde. Les catholiques r�pondront : mais il y a des signes. Admettons-le ; c'est moi-m�me en tout cas qui choisis le sens qu'ils ont. J'ai connu, pendant que j'�tais captif, un homme assez remarquable qui �tait j�suite ; il �tait entr� dans l'ordre des J�suites de la fa�on suivante : il avait subi un certain nombre d'�checs assez cuisants ; enfant, son p�re �tait mort en le laissant pauvre, et il avait �t� boursier dans une institution religieuse o� on lui faisait constamment sentir qu'il �tait accept� par charit� ; par la suite, il a manqu� un certain nombre de distinctions honorifiques qui plaisent aux enfants ; puis, vers dix-huit ans, il a rat� une aventure sentimentale ; enfin � vingt-deux ans, chose assez pu�rile, mais qui fut la goutte d'eau qui fit d�border le vase, il a manqu� sa pr�paration militaire. Ce jeune homme pouvait donc consid�rer qu'il avait tout rat� ; c'�tait un signe, mais un signe de quoi ? Il pouvait se r�fugier dans l'amertume ou dans le d�sespoir. Mais il a jug�, tr�s habilement pour lui, que c'�tait le signe qu'il n'�tait pas fait pour des triomphes s�culiers, et que seuls les triomphes de la religion, de la saintet�, de la foi, lui �taient accessibles. Il a donc vu l� une parole de Dieu, et il est entr� dans les ordres. Qui ne voit que la d�cision du sens du signe a �t� prise par lui tout seul ? On aurait pu conclure autre chose de cette s�rie d'�checs : par exemple qu'il valait mieux qu'il f�t charpentier ou r�volutionnaire. Il porte donc l'enti�re responsabilit� du d�chiffrement. Le d�laissement implique que nous choisissons nous-m�mes notre �tre. Le d�laissement va avec l'angoisse. Quant au d�sespoir, cette expression a un sens extr�mement simple. Elle veut dire que nous nous bornerons � compter sur ce qui d�pend de notre volont�, ou sur l'ensemble des probabilit�s qui rendent notre action possible.
Quand on veut quelque chose, il y a toujours des �l�ments probables. Je puis compter sur la venue d'un ami. Cet ami vient en chemin de fer ou en tramway ; cela suppose que le chemin de fer arrivera � l'heure dite, ou que le tramway ne d�raillera pas. Je reste dans le domaine des possibilit�s ; mais il ne s'agit de compter sur les possibles que dans la mesure stricte o� notre action comporte l'ensemble de ces possibles. A partir du moment o� les possibilit�s que je consid�re ne sont pas rigoureusement engag�es par mon action, je dois m'en d�sint�resser, parce qu'aucun Dieu, aucun dessein ne peut adapter le monde et ses possibles � ma volont�. Au fond, quand Descartes disait : " Se vaincre plut�t soi-m�me que le monde " il voulait dire la m�me chose : agir sans espoir. Les marxistes, � qui j'ai parl�, me r�pondent : �Vous pouvez, dans votre action qui sera, �videmment, limit�e par votre mort, compter sur l'appui des autres. Cela signifie, compter � la fois sur ce que les autres feront ailleurs, en Chine, en Russie, pour vous aider, et � la fois sur ce qu'ils feront plus tard, apr�s votre mort, pour reprendre l'action et la porter vers son accomplissement qui sera la R�volution. Vous devez m�me compter l�-dessus, sinon vous n'�tes pas moral.� Je r�ponds d'abord que je compterai toujours sur des camarades de lutte dans la mesure o� ces camarades sont engag�s avec moi dans une lutte concr�te et commune, dans l'unit� d'un parti ou d'un groupement que je puis plus ou moins contr�ler, c'est-�-dire dans lequel je suis � titre de militant et dont je connais � chaque instant les mouvements. A ce moment-l�, compter sur l'unit� et sur la volont� de ce parti, c'est exactement compter sur le fait que le tramway arrivera � l'heure ou que le train ne d�raillera pas. Mais je ne puis pas compter sur des hommes que je ne connais pas en me fondant sur la bont� humaine, ou sur l'int�r�t de l'homme pour le bien de la soci�t�, �tant donn� que l'homme est libre, et qu'il n'y a aucune nature humaine sur laquelle je puisse faire fond. Je ne sais ce que deviendra la r�volution russe ; je puis l'admirer et en faire un exemple dans la mesure o� aujourd'hui me prouve que le prol�tariat joue un r�le en Russie, qu'il ne joue dans aucune autre nation. Mais je ne puis affirmer que celle-ci conduira forc�ment � un triomphe du prol�tariat ; je dois me borner � ce que je vois ; je ne puis pas �tre s�r que des camarades de lutte reprendront mon travail apr�s ma mort pour le porter � un maximum de perfection, �tant donn� que ces hommes sont libres et qu'ils d�cideront librement demain de ce que sera l'homme ; demain, apr�s ma mort, des hommes peuvent d�cider d'�tablir le fascisme, et les autres peuvent �tre assez l�ches et d�sempar�s pour les laisser faire ; � ce moment-l�, le fascisme sera la v�rit� humaine, et tant pis pour nous ; en r�alit�, les choses seront telles que l'homme aura d�cid� qu'elles soient. Est-ce que �a veut dire que je doive m'abandonner au qui�tisme ? Non. D'abord je dois m'engager, ensuite agir selon la vieille formule. �a ne veut pas dire que je ne doive pas appartenir � un parti, mais que je serai sans illusion et que je ferai ce que je peux. Par exemple, si je me demande : la collectivisation, en tant que telle, arrivera-t-elle ? Je n'en sais rien, je sais seulement que tout ce qui sera en mon pouvoir pour la faire arriver, je le ferai ; en dehors de cela, je ne puis compter sur rien.
Le qui�tisme, c'est l'attitude des gens qui disent : les autres peuvent faire ce que je ne peux pas faire. La doctrine que je vous pr�sente est justement � l'oppos� du qui�tisme, puisqu'elle d�clare : il n'y a de r�alit� que dans l'action ; elle va plus loin d'ailleurs, puisqu'elle ajoute : l'homme n'est rien d'autre que son projet, il n'existe que dans la mesure o� il se r�alise, il n'est donc rien d'autre que l'ensemble de ses actes, rien d'autre que sa vie. D'apr�s ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur � un certain nombre de gens. Car souvent ils n'ont qu'une seule mani�re de supporter leur mis�re, c'est de penser : �Les circonstances ont �t� contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j'ai �t� ; bien s�r, je n'ai pas eu de grand amour, ou de grande amiti�, mais c'est parce que je n'ai pas rencontr� un homme ou une femme qui en fussent dignes, je n'ai pas �crit de tr�s bons livres, c'est parce que je n'ai pas eu de loisirs pour le faire ; je n'ai pas eu d'enfants � qui me d�vouer, c'est parce que je n'ai pas trouv� l'homme avec lequel j'aurais pu faire ma vie. Sont rest�es donc, chez moi, inemploy�es et enti�rement viables, une foule de dispositions, d'inclinations, de possibilit�s qui me donnent une valeur que la simple s�rie de mes actes ne permet pas d'inf�rer.� Or, en r�alit�, pour l'existentialiste, il n'y a pas d'amour autre que celui qui se construit, il n'y a pas de possibilit� d'amour autre que celle qui se manifeste dans un amour ; il n'y a pas de g�nie autre que celui qui s'exprime dans des �uvres d'art : le g�nie de Proust c'est la totalit� des �uvres de Proust ; le g�nie de Racine c'est la s�rie de ses trag�dies, en dehors de cela il n'y a rien ; pourquoi attribuer � Racine la possibilit� d'�crire une nouvelle trag�die, puisque pr�cis�ment il ne l'a pas �crite ? Un homme s'engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n'y a rien. �videmment, cette pens�e peut para�tre dure � quelqu'un qui n'a pas r�ussi sa vie. Mais d'autre part, elle dispose les gens � comprendre que seule compte la r�alit�, que les r�ves, les attentes, les espoirs permettent seulement de d�finir un homme comme r�ve d��u, comme espoirs avort�s, comme attentes inutiles ; c'est-�-dire que �a les d�finit en n�gatif et non en positif ; cependant quand on dit, cela n'implique pas que l'artiste sera jug� uniquement d'apr�s ses �uvres d'art ; mille autres choses contribuent �galement � le d�finir. Ce que nous voulons dire, c'est qu'un homme n'est rien d'autre qu'une s�rie d'entreprises, qu'il est la somme, l'organisation, l'ensemble des relations qui constituent ces entreprises.
Dans ces conditions, ce qu'on nous reproche l�, �a n'est pas au fond notre pessimisme, mais une duret� optimiste. Si les gens nous reprochent nos �uvres romanesques dans lesquelles nous d�crivons des �tres veules, faibles, l�ches et quelquefois m�me franchement mauvais, ce n'est pas uniquement parce que ces �tres sont veules, faibles, l�ches ou mauvais : car si, comme Zola, nous d�clarions qu'ils sont ainsi � cause de l'h�r�dit�, � cause de l'action du milieu, de la soci�t�, � cause d'un d�terminisme organique ou psychologique, les gens seraient rassur�s, ils diraient : voila, nous sommes comme �a, personne ne peut rien y faire ; mais l'existentialiste, lorsqu'il d�crit un l�che, dit que ce l�che est responsable de sa l�chet�. Il n'est pas comme �a parce qu'il a un c�ur, un poumon ou un cerveau l�che, il n'est pas comme �a � partir d'une organisation physiologique mais il est comme �a parce qu'il s'est construit comme l�che par ses actes. Il n'y a pas de temp�rament l�che ; il y a des temp�raments qui sont nerveux, il y a du sang pauvre, comme disent les bonnes gens, ou des temp�raments riches ; mais l'homme qui a un sang pauvre n'est pas l�che pour autant, car ce qui fait la l�chet�, c'est l'acte de renoncer ou de c�der, un temp�rament ce n'est pas un acte ; le l�che est d�fini � partir de l'acte qu'il a fait. Ce que les gens sentent obscur�ment et qui leur fait horreur, c'est que le l�che que nous pr�sentons est coupable d'�tre l�che. Ce que les gens veulent, c'est qu'on naisse l�che ou h�ros. Un des reproches qu'on fait le plus souvent aux Chemins de la Libert� se formule ainsi : mais enfin, ces gens qui sont si veules, comment en ferez-vous des h�ros ? Cette objection pr�te plut�t � rire car elle suppose que les gens naissent h�ros. Et au fond, c'est cela que les gens souhaitent penser : si vous naissez l�ches, vous serez parfaitement tranquilles, vous n'y pouvez rien, vous serez l�ches toute votre vie, quoi que vous fassiez ; si vous naissez h�ros, vous serez aussi parfaitement tranquilles, vous serez h�ros toute votre vie, vous boirez comme un h�ros, vous mangerez comme un h�ros. Ce que dit l'existentialiste, c'est que le l�che se fait l�che, que le h�ros se fait h�ros ; il y a toujours une possibilit� pour le l�che de ne plus �tre l�che, et pour le h�ros de cesser d'�tre un h�ros. Ce qui compte, c'est l'engagement total, et ce n'est pas un cas particulier, une action particuli�re, qui vous engagent totalement.
Ainsi, nous avons r�pondu, je crois, � un certain nombre de reproches concernant l'existentialisme. Vous voyez qu'il ne peut pas �tre consid�r� comme une philosophie du qui�tisme, puisqu'il d�finit l'homme par l'action ; ni comme une description pessimiste de l'homme : il n'y a pas de doctrine plus optimiste, puisque le destin de l'homme est en lui-m�me ; ni comme une tentative pour d�courager l'homme d'agir puisqu'il lui dit qu'il n'y a d'espoir que dans son action, et que la seule chose qui permet � l'homme de vivre, c'est l'acte. Par cons�quent, sur ce plan, nous avons affaire � une morale d'action et d'engagement. Cependant, on nous reproche encore, � partir de ces quelques donn�es, de murer l'homme dans sa subjectivit� individuelle. L� encore on nous comprend fort mal. Notre point de d�part est en effet la subjectivit� de l'individu, et ceci pour des raisons strictement philosophiques. Non pas parce que nous sommes bourgeois, mais parce que nous voulons une doctrine bas�e sur la v�rit�, et non un ensemble de belles th�ories, pleines d'espoir mais sans fondements r�els. Il ne peut pas y avoir de v�rit� autre, au point de d�part, que celle-ci : je pense donc je suis, c'est l� la v�rit� absolue de la conscience s'atteignant elle-m�me. Toute th�orie qui prend l'homme en dehors de ce moment o� il s'atteint lui-m�me est d'abord une th�orie qui supprime la v�rit�, car, en dehors de ce cogito cart�sien, tous les objets sont seulement probables, et une doctrine de probabilit�s, qui n'est pas suspendue � une v�rit�, s'effondre dans le n�ant ; pour d�finir le probable il faut poss�der le vrai. Donc, pour qu'il y ait une v�rit� quelconque, il faut une v�rit� absolue ; et celle-ci est simple, facile � atteindre, elle est � la port�e de tout le monde ; elle consiste � se saisir sans interm�diaire.
En second lieu, cette th�orie est la seule � donner une dignit� � l'homme, c'est la seule qui n'en fasse pas un objet. Tout mat�rialisme a pour effet de traiter tous les hommes, y compris soi-m�me, comme des objets, c'est-�-dire comme un ensemble de r�actions d�termin�es, que rien ne distingue de l'ensemble des qualit�s et des ph�nom�nes qui constituent une table ou une chaise ou une pierre. Nous voulons constituer pr�cis�ment le r�gne humain comme un ensemble de valeurs distinctes du r�gne mat�riel. Mais la subjectivit� que nous atteignons l� � titre de v�rit� n'est pas une subjectivit� rigoureusement individuelle, car nous avons d�montr� que dans le _cogito,_on ne se d�couvrait pas seulement soi-m�me, mais aussi les autres. Par le je pense, contrairement � la philosophie de Descartes, contrairement � la philosophie de Kant, nous nous atteignons nous-m�mes en face de l'autre, et l'autre est aussi certain pour nous que nous-m�mes. Ainsi, l'homme qui s'atteint directement par le cogito d�couvre aussi tous les autres, et il les d�couvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu'il ne peut rien �tre (au sens o� l'on dit qu'on est spirituel, ou qu'on est m�chant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une v�rit� quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable � mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'� la connaissance que j'ai de moi. Dans ces conditions, la d�couverte de mon intimit� me d�couvre en m�me temps l'autre, comme une libert� pos�e en face de moi, qui me pense, et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi d�couvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l'intersubjectivit�, et c'est dans ce monde que l'homme d�cide ce qu'il est et ce que sont les autres.
En outre, s'il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalit� humaine de condition. Ce n'est pas par hasard que les penseurs d'aujourd'hui parlent plus volontiers de la condition de l'homme que de sa nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clart� l'ensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans l'univers. Les situations historiques varient : l'homme peut na�tre esclave dans une soci�t� pa�enne ou seigneur f�odal ou prol�taire. Ce qui ne varie pas, c'est la n�cessit� pour lui d'�tre dans le monde, d'y �tre au travail, d'y �tre au milieu d'autres et d'y �tre mortel. Les limites ne sont ni subjectives ni objectives, ou plut�t elles ont une face objective et une face subjective. Objectives parce qu'elles se rencontrent partout et sont partout reconnaissables, elles sont subjectives parce qu'elles sont v�cues et ne sont rien si l'homme ne les vit, c'est-�-dire ne se d�termine librement dans son existence par rapport � elles. Et bien que les projets puissent �tre divers, au moins aucun ne me reste-t-il tout � fait �tranger parce qu'ils se pr�sentent tous comme un essai pour franchir ces limites ou pour les reculer ou pour les nier ou pour s'en accommoder. En cons�quence, tout projet, quelque individuel qu'il soit, a une valeur universelle. Tout projet, m�me celui du Chinois, de l'Indien ou du n�gre, peut �tre compris par un Europ�en. Il peut �tre compris, cela veut dire que l'Europ�en de 1945 peut se jeter, � partir d'une situation qu'il con�oit, vers ses limites de la m�me mani�re, et qu'il peut refaire en lui le projet du Chinois, de l'Indien ou de l'Africain. Il y a universalit� de tout projet en ce sens que tout projet est compr�hensible pour tout homme. Ce qui ne signifie nullement que ce projet d�finisse l'homme pour toujours, mais qu'il peut �tre retrouv�. Il y a toujours une mani�re de comprendre l'idiot, l'enfant, le primitif ou l'�tranger, pourvu qu'on ait les renseignements suffisants. En ce sens nous pouvons dire qu'il y a une universalit� de l'homme ; mais elle n'est pas donn�e, elle est perp�tuellement construite. Je construis l'universel en me choisissant ; je le construis en comprenant le projet de tout autre homme, de quelque �poque qu'il soit. Cet absolu du choix ne supprime pas la relativit� de chaque �poque. Ce que l'existentialisme a � c�ur de montrer, c'est la liaison du caract�re absolu de l'engagement libre, par lequel chaque homme se r�alise en r�alisant un type d'humanit�, engagement toujours compr�hensible � n'importe quelle �poque et par n'importe qui, et la relativit� de l'ensemble culturel qui peut r�sulter d'un pareil choix ; il faut marquer � la fois la relativit� du cart�sianisme et le caract�re absolu de l'engagement cart�sien. En ce sens on peut dire, si vous voulez, que chacun de nous fait l'absolu en respirant, en mangeant, en dormant ou en agissant d'une fa�on quelconque. Il n'y a aucune diff�rence entre �tre librement, �tre comme projet, comme existence qui choisit son essence, et �tre absolu ; et il n'y a aucune diff�rence entre �tre un absolu temporellement localis�, c'est-�-dire qui s'est localis� dans l'histoire, et �tre compr�hensible universellement.
Cela ne r�sout pas enti�rement l'objection de subjectivisme. En effet, cette objection prend encore plusieurs formes. La premi�re est la suivante : on nous dit, alors vous pouvez faire n'importe quoi ; ce qu'on exprime de diverses mani�res. D'abord on nous taxe d'anarchie ; ensuite on d�clare : vous ne pouvez pas juger les autres, car il n'y a pas de raison pour pr�f�rer un projet � un autre ; enfin on peut nous dire : tout est gratuit dans ce que vous choisissez, vous donnez d'une main ce que vous feignez de recevoir de l'autre. Ces trois objections ne sont pas tr�s s�rieuses. D'abord la premi�re objection : vous pouvez choisir n'importe quoi, n'est pas exacte. Le choix est possible dans un sens, mais ce qui n'est pas possible, c'est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore. Ceci, quoique paraissant strictement formel, a une tr�s grande importance, pour limiter la fantaisie et le caprice. S'il est vrai qu'en face d'une situation, par exemple la situation qui fait que je suis un �tre sexu� pouvant avoir des rapports avec un �tre d'un autre sexe, pouvant avoir des enfants, je suis oblig� de choisir une attitude, et que de toute fa�on je porte la responsabilit� d'un choix qui, en m'engageant, engage aussi l'humanit� enti�re, m�me si aucune valeur a priori ne d�termine mon choix, celui-ci n'a rien � voir avec le caprice ; et si l'on croit retrouver ici la th�orie gidienne de l'acte gratuit, c'est qu'on ne voit pas l'�norme diff�rence entre cette doctrine et celle de Gide. Gide ne sait pas ce que c'est qu'une situation ; il agit par simple caprice. Pour nous, au contraire, l'homme se trouve dans une situation organis�e, o� il est lui-m�me engag�, il engage par son choix l'humanit� enti�re, et il ne peut pas �viter de choisir : ou bien il restera chaste, ou il se mariera sans avoir d'enfants, ou il se mariera et aura des enfants ; de toute fa�on quoi qu'il fasse, il est impossible qu'il ne prenne pas une responsabilit� totale en face de ce probl�me. Sans doute, il choisit sans se r�f�rer � des valeurs pr��tablies, mais il est injuste de le taxer de caprice. Disons plut�t qu'il faut comparer le choix moral avec la construction d'une �uvre d'art. Et ici, il faut tout de suite faire une halte pour bien dire qu'il ne s'agit pas d'une morale esth�tique, car nos adversaires sont d'une si mauvaise foi qu'ils nous reprochent m�me cela. L'exemple que j'ai choisi n'est qu'une comparaison. Ceci dit, a-t-on jamais reproch� � un artiste qui fait un tableau de ne pas s'inspirer des r�gles �tablies _a priori ?_A-t-on jamais dit quel est le tableau qu'il doit faire ? Il est bien entendu qu'il n'y a pas de tableau d�fini � faire, que l'artiste s'engage dans la construction de son tableau, et que le tableau � faire c'est pr�cis�ment le tableau qu'il aura fait ; il est bien entendu qu'il n'y a pas de valeurs esth�tiques a priori, mais qu'il y a des valeurs qui se voient ensuite dans la coh�rence du tableau, dans les rapports qu'il y a entre la volont� de cr�ation et le r�sultat. Personne ne peut dire ce que sera la peinture de demain ; on ne peut juger la peinture qu'une fois faite. Quel rapport cela a-t-il avec la morale ? Nous sommes dans la m�me situation cr�atrice. Nous ne parlons jamais de la gratuit� d'une �uvre d'art. Quand nous parlons d'une toile de Picasso, nous ne disons jamais qu'elle est gratuite ; nous comprenons tr�s bien qu'il s'est construit tel qu'il est en m�me temps qu'il peignait, que l'ensemble de son �uvre s'incorpore � sa vie. Il en est de m�me sur le plan moral. Ce qu'il y a de commun entre l'art et la morale, c'est que, dans les deux cas, nous avons cr�ation et invention. Nous ne pouvons pas d�cider a priori de ce qu'il y a � faire. Je crois vous l'avoir assez montr� en vous parlant du cas de cet �l�ve qui est venu me trouver et qui pouvait s'adresser � toutes les morales, kantienne ou autres, sans y trouver aucune esp�ce d'indication ; il �tait oblig� d'inventer sa loi lui-m�me. Nous ne dirons jamais que cet homme, qui aura choisi de rester avec sa m�re en prenant comme base morale les sentiments, l'action individuelle et la charit� concr�te, ou qui aura choisi de s'en aller en Angleterre, en pr�f�rant le sacrifice, a fait un choix gratuit. L'homme se fait ; il n'est pas tout fait d'abord, il se fait en choisissant sa morale, et la pression de circonstances est telle qu'il ne peut pas ne pas en choisir une. Nous ne d�finissons l'homme que par rapport � un engagement. Il est donc absurde de nous reprocher la gratuit� du choix. En second lieu, on nous dit : vous ne pouvez pas juger les autres. C'est vrai dans une mesure, et faux dans une autre. Cela est vrai en ce sens que, chaque fois que l'homme choisit son engagement et son projet en toute sinc�rit� et en toute lucidit�, quel que soit par ailleurs ce projet, il est impossible de lui en pr�f�rer un autre ; c'est vrai dans ce sens que nous ne croyons pas au progr�s ; le progr�s est une am�lioration ; l'homme est toujours le m�me en face d'une situation qui varie et le choix reste toujours un choix dans une situation. Le probl�me moral n'a pas chang� depuis le moment o� l'on pouvait choisir entre les esclavagistes et les non-esclavagistes, par exemple au moment de la guerre de S�cession, et le moment pr�sent o� l'on peut opter pour le M.R.P. ou pour les communistes.
Mais on peut juger, cependant, car, comme je vous l'ai dit, on choisit en face des autres, et on se choisit en face des autres. On peut juger, d'abord (et ceci n'est peut-�tre pas un jugement de valeur, mais c'est un jugement logique), que certains choix sont fond�s sur l'erreur, et d'autres sur la v�rit�. On peut juger un homme en disant qu'il est de mauvaise foi. Si nous avons d�fini la situation de l'homme comme un choix libre, sans excuses et sans secours, tout homme qui se r�fugie derri�re l'excuse de ses passions, tout homme qui invente un d�terminisme est un homme de mauvaise foi. On objecterait : mais pourquoi ne se choisirait-il pas de mauvaise foi ? Je r�ponds que je n'ai pas � le juger moralement, mais je d�finis sa mauvaise foi comme une erreur. Ici, on ne peut �chapper � un jugement de v�rit�. La mauvaise foi est �videmment un mensonge, parce qu'elle dissimule la totale libert� de l'engagement. Sur le m�me plan, je dirai qu'il y a aussi mauvaise foi si je choisis de d�clarer que certaines valeurs existent avant moi ; je suis en contradiction avec moi-m�me si, � la fois, je les veux et d�clare qu'elles s'imposent � moi. Si l'on me dit : et si je veux �tre de mauvaise foi ? je r�pondrai : il n'y a aucune raison pour que vous ne le soyez pas, mais je d�clare que vous l'�tes, et que l'attitude de stricte coh�rence est l'attitude de bonne foi. Et en outre je peux porter un jugement moral. Lorsque je d�clare que la libert�, � travers chaque circonstance concr�te, ne peut avoir d'autre but que de se vouloir elle-m�me, si une fois l'homme a reconnu qu'il pose des valeurs dans le d�laissement, il ne peut plus vouloir qu'une chose, c'est la libert� comme fondement de toutes les valeurs. Cela ne signifie pas qu'il la veut dans l'abstrait. Cela veut dire simplement que les actes des hommes de bonne foi ont comme ultime signification la recherche de la libert� en tant que telle. Un homme qui adh�re � tel syndicat, communiste ou r�volutionnaire, veut des buts concrets ; ces buts impliquent une volont� abstraite de libert� ; mais cette libert� se veut dans le concret. Nous voulons la libert� pour la libert� et � travers chaque circonstance particuli�re. Et en voulant la libert�, nous d�couvrons qu'elle d�pend enti�rement de la libert� des autres, et que la libert� des autres d�pend de la n�tre. Certes, la libert� comme d�finition de l'homme ne d�pend pas d'autrui, mais d�s qu'il y a engagement, je suis oblig� de vouloir en m�me temps que ma libert� la libert� des autres, je ne puis prendre ma libert� pour but que si je prends �galement celle des autres pour but. En cons�quence, lorsque, sur le plan d'authenticit� totale, j'ai reconnu que l'homme est un �tre chez qui l'essence est pr�c�d�e par l'existence, qu'il est un �tre libre qui ne peut, dans des circonstances diverses, que vouloir sa libert�, j'ai reconnu en m�me temps que je ne peux vouloir que la libert� des autres. Ainsi, au nom de cette volont� de libert�, impliqu�e par la libert� elle-m�me, je puis former des jugements sur ceux qui visent � se cacher la totale gratuit� de leur existence, et sa totale libert�. Les uns qui se cacheront, par l'esprit de s�rieux ou par des excuses d�terministes, leur libert� totale, je les appellerai l�ches ; les autres qui essaieront de montrer que leur existence �tait n�cessaire, alors qu'elle est la contingence m�me de l'apparition de l'homme sur la terre, je les appellerai des salauds. Mais l�ches ou salauds ne peuvent �tre jug�s que sur le plan de la stricte authenticit�. Ainsi, bien que le contenu de la morale soit variable, une certaine forme de cette morale est universelle. Kant d�clare que la libert� veut elle-m�me et la libert� des autres. D'accord, mais il estime que le formel et l'universel suffisent pour constituer une morale. Nous pensons, au contraire, que des principes trop abstraits �chouent pour d�finir l'action. Encore une fois, prenez le cas de cet �l�ve ; au nom de quoi, au nom de quelle grande maxime morale pensez-vous qu'il aurait pu d�cider en toute tranquillit� d'esprit d'abandonner sa m�re ou de rester avec elle ? Il n'y a aucun moyen de juger. Le contenu est toujours concret, et par cons�quent impr�visible ; il y a toujours invention. La seule chose qui compte, c'est de savoir si l'invention qui se fait, se fait au nom de la libert�.
Examinons, par exemple, les deux cas suivants, vous verrez dans quelle mesure ils s'accordent et cependant diff�rent. Prenons Le Moulin sur la Floss. Nous trouvons l� une certaine jeune fille, Maggie Tulliver, qui incarne la valeur de la passion et qui en est consciente ; elle est amoureuse d'un jeune homme, Stephen, qui est fianc� � une jeune fille insignifiante. Cette Maggie Tulliver, au lieu de pr�f�rer �tourdiment son propre bonheur, au nom de la solidarit� humaine choisit de se sacrifier et de renoncer � l'homme qu'elle aime. Au contraire, la Sanseverina, dans La Chartreuse de Parme, estimant que la passion fait la vraie valeur de l'homme, d�clarerait qu'un grand amour m�rite des sacrifices ; qu'il faut le pr�f�rer � la banalit� d'un amour conjugal qui unirait Stephen et la jeune oie qu'il devait �pouser ; elle choisirait de sacrifier celle-ci et de r�aliser son bonheur ; et, comme Stendhal le montre, elle se sacrifiera elle-m�me sur le plan passionn� si cette vie l'exige. Nous sommes ici en face de deux morales strictement oppos�es ; je pr�tends qu'elles sont �quivalentes : dans les deux cas, ce qui a �t� pos� comme but, c'est la libert�. Et vous pouvez imaginer deux attitudes rigoureusement semblables quant aux effets : une fille, par r�signation, pr�f�re renoncer � un amour, une autre, par app�tit sexuel, pr�f�re m�conna�tre les liens ant�rieurs de l'homme qu'elle aime. Ces deux actions ressemblent ext�rieurement � celles que nous venons de d�crire. Elles en sont, cependant, enti�rement diff�rentes ; l'attitude de la Sanseverina est beaucoup plus pr�s de celle de Maggie Tulliver que d'une rapacit� insouciante.
Ainsi vous voyez que ce deuxi�me reproche est � la fois vrai et faux. On peut tout choisir si c'est sur le plan de l'engagement libre.
La troisi�me objection est la suivante : vous recevez d'une main ce que vous donnez de l'autre ; c'est-�-dire qu'au fond les valeurs ne sont pas s�rieuses, puisque vous les choisissez. A cela je r�ponds que je suis bien f�ch� qu'il en soit ainsi ; mais si j'ai supprim� Dieu le p�re, il faut bien quelqu'un pour inventer les valeurs. Il faut prendre les choses comme elles sont. Et, par ailleurs, dire que nous inventons les valeurs ne signifie pas autre chose que ceci : la vie n'a pas de sens, a priori. Avant que vous ne viviez, la vie, elle, n'est rien, mais c'est � vous de lui donner un sens, et la valeur n'est pas autre chose que ce sens que vous choisissez. Par l� vous voyez qu'il y a possibilit� de cr�er une communaut� humaine. On m'a reproch� de demander si l'existentialisme �tait un humanisme. On m'a dit : mais vous avez �crit dans La Naus�e que les humanistes avaient tort, vous vous �tes moqu� d'un certain type d'humanisme, pourquoi y revenir � pr�sent ? En r�alit�, le mot humanisme a deux sens tr�s diff�rents. Par humanisme on peut entendre une th�orie qui prend l'homme comme fin et comme valeur sup�rieure. Il y a humanisme dans ce sens chez Cocteau, par exemple, quand dans son r�cit, Le Tour du monde en 80 heures, un personnage d�clare, parce qu'il survole des montagnes en avion : l'homme est �patant. Cela signifie que moi, personnellement, qui n'ai pas construit les avions, je b�n�ficierais de ces inventions particuli�res, et que je pourrais personnellement, en tant qu'homme, me consid�rer comme responsable et honor� par des actes particuliers � quelques hommes. Cela supposerait que nous pourrions donner une valeur � l'homme d'apr�s les actes les plus hauts de certains hommes. Cet humanisme est absurde, car seul le chien ou le cheval pourraient porter un jugement d'ensemble sur l'homme et d�clarer que l'homme est �patant, ce qu'ils n'ont garde de faire, � ma connaissance tout au moins. Mais on ne peut admettre qu'un homme puisse porter un jugement sur l'homme. L'existentialisme le dispense de tout jugement de ce genre : l'existentialiste ne prendra jamais l'homme comme fin, car il est toujours � faire. Et nous ne devons pas croire qu'il y a une humanit� � laquelle nous puissions rendre un culte, � la mani�re d'Auguste Comte. Le culte de l'humanit� aboutit � l'humanisme ferm� sur soi de Comte, et, il faut le dire, au fascisme. C'est un humanisme dont nous ne voulons pas.
Mais il y a un autre sens de l'humanisme, qui signifie au fond ceci : l'homme est constamment hors de lui-m�me, c'est en se projetant et en se perdant hors de lui qu'il fait exister l'homme et, d'autre part, c'est en poursuivant des buts transcendants qu'il peut exister ; l'homme �tant ce d�passement et ne saisissant les objets que par rapport � ce d�passement, est au c�ur, au centre de ce d�passement. Il n'y a pas d'autre univers qu'un univers humain, l'univers de la subjectivit� humaine. Cette liaison de la transcendance, comme constitutive de l'homme - non pas au sens o� Dieu est transcendant, mais au sens de d�passement -, et de la subjectivit�, au sens o� l'homme n'est pas enferm� en lui-m�me mais pr�sent toujours dans un univers humain, c'est ce que nous appelons l'humanisme existentialiste. Humanisme, parce que nous rappelons � l'homme qu'il n'y a d'autre l�gislateur que lui-m�me, et que c'est dans le d�laissement qu'il d�cidera de lui-m�me ; et parce que nous montrons que �a n'est pas en se retournant vers lui, mais toujours en cherchant hors de lui un but qui est telle lib�ration, telle r�alisation particuli�re, que l'homme se r�alisera pr�cis�ment comme humain.
On voit, d'apr�s ces quelques r�flexions, que rien n'est plus injuste que les objections qu'on nous fait. L'existentialisme n'est pas autre chose qu'un effort pour tirer toutes les cons�quences d'une position ath�e coh�rente. Il ne cherche pas du tout � plonger l'homme dans le d�sespoir. Mais si l'on appelle comme les chr�tiens, d�sespoir, toute attitude d'incroyance, il part du d�sespoir originel.
L'existentialisme n'est pas tellement un ath�isme au sens o� il s'�puiserait � d�montrer que Dieu n'existe pas. Il d�clare plut�t : m�me si Dieu existait, �a ne changerait rien ; voil� notre point de vue. Non pas que nous croyions que Dieu existe, mais nous pensons que le probl�me n'est pas celui de son existence ; il faut que l'homme se retrouve lui-m�me et se persuade que rien ne peut le sauver de lui-m�me, f�t-ce une preuve valable de l'existence de Dieu. En ce sens, l'existentialisme est un optimisme, une doctrine d'action, et c'est seulement par mauvaise foi que, confondant leur propre d�sespoir avec le n�tre, les chr�tiens peuvent nous appeler d�sesp�r�s.