Michel ONFRAY (original) (raw)
TOUTE cuisine révèle un corps en même temps qu'un style, sinon un monde : lorsque enfant il m'a fallu comprendre ce qu'étaient la pauvreté et les fins de mois de mes parents, ce sont les oeufs ou les pommes de terre qui me l'ont signifié. Ou le manque de viande. À la table d'un père ouvrier agricole, le poisson était un luxe : il manquait d'à propos et ses vertus d'emplâtre étaient nulles. Le provincial ne dispose que du fruste et du sommaire : les aliments précieux, rares ou délicats s'absentent sans cruauté. Les féculents règnent en maîtres. Sur la table, le cidre dur, amer et presque imbuvable ne fait jamais défaut. Odeur de vinaigre. À la cave, il croupit dans des tonneaux qui contaminent tout d'un tenace goût de chêne ou de châtaignier. Les gouttes qui tombent presque en filet sur le sol de terre battue parfument les caves sombres et humides. Parfois, lorsque le cidre bouché était trop puissant, il débordait la bouteille et faisait sauter les bouchons de liège dans la pénombre. De fortes odeurs imprégnaient la terre qui conservait la mémoire du liquide. Les pommes faisaient crouler les branches des arbres. De temps en temps, elles ployaient tant qu'elles se brisaient et chutaient dans une herbe grasse, verte et tendre. On les retrouvait couvertes de rosée. Elles étaient destinées aux tartes Tatin, aux bourdins ou aux compotes. Pas de cannelle. Les épices sont les artifices de la ville. Couchés sur des tapis de purée de fruits, les quartiers faisaient une rosace. Du gothique au four. Quant à la crème, elle signait tous les plats : lapins ou morues, volailles et fruits. Lorsque des caprices d'adultes me valurent la pension, il fallut rompre ma proximité avec les choses de la nature. Je ne pouvais plus goûter les mûres à l'époque de la rentrée des classes, ni croquer les pommes chapardées dans le jardin public. Je dus abandonner les noisettes et les fraises des bois, les châtaignes et les griottes. Je désertai les chemins creux, les fossés et les haies sauvages. J'oubliai le goût de l'herbe mâchée sous un soleil d'été, celui des vairons péchés dans la rivière ou des tanches sorties de l'étang, et frits à la poêle. Je perdis de vue les enfants de mon âge qui avalaient des vers de terre crus pour une cigarette ou des mouches pour une poignée d'infâmes sucreries à bon marché. L'orphelinat me valut d'apprendre sous d'autres auspices qu'il n'y a pas d'alimentation neutre. Le goût de la liberté me manqua cruellement. Le réfectoire remplaçait la cuisine et les fumets de la maison furent supplantés par les effluves gras et lourds des laboratoires de collectivité. Je fis connaissance avec les gelées flasques et insipides, avec l'eau saturée de chlore et le pain calciné des apprentis boulangers de l'école. Les sauces figeaient dans les assiettes et l'on jouait à les retourner pour mettre à l'épreuve les filets coagulés des graisses qui s'accrochaient désespérément au Pyrex. Il fallut avaler des potages à la tomate et au vermicelle qui ressemblaient à des assiettes de sang frais. Il fallut manger des tranches de foie mal cuites et sanguinolentes. Il fallut ingurgiter les purées de pois cassés froides et les tranches de coeur élastiques. À quatre heures, les morceaux de pain sec s'arrachaient au pied d'un vaste récipient de plastique aux couleurs louches. La barre de chocolat était le seul luxe, bien qu'elle fût des plus abrasives. L'avantage du collège religieux est la messe : enfant de choeur dès sept heures trente on peut goûter entre le dentifrice et le café au lait une rasade de vin blanc ou quelques poignées d'hosties qu'on espérait non consacrées pour éviter la damnation. Parfois, la transgression aidant, j'en remplissais mon bonnet et les reversais dans mon bol de café au lait. Voir les rondelles de pain azyme fondre dans le liquide tiède et sombrer au fond du récipient stimulait l'imagination : sabordages ou immersions du monde, noyade du Christ mal inspiré d'avoir choisi la forme boulangère. Heureusement, les sorties du dimanche après-midien rang par deux -permettaient de grappiller dans la campagne les baies et fruits sauvages qui avaient conservé le goût de la liberté. La pension se fit moins austère. Je quittai l'orphelinat aux odeurs mélangées de petits garçons et de prêtres célibataires pour le lycée dans ta ville voisine. Avec la sous-préfecture, je fis connaissance des laits parfumés aux saveurs les plus saugrenues auxquelles consentait avec amusement le patron du café. Je découvrais le jambon-beurre-demi resté depuis, dans mon esprit, comme la signature d'une nourriture hâtive. Je goûtais les premières crêpes avec les économies faites sur mes achats de librairie. J'offrais à mes premières petites copines des chocolats et des gâteaux dans le seul salon de thé de la ville. Je devais alors choisir entre les agapes pâtissières et les nourritures spirituelles : une note de salon de thé m'étranglait pour la quinzaine. Pour confiner au paradoxe, je trouvais drôle de lire La Faim de Knut Hamsun en attendant mes conquêtes au pied des vitrines sucrées. L'adolescence exige la quantité et se moque quelque peu de la qualité. J'avalais un nombre incalculable de puddings fabriqués avec tous les reliefs de la pâtisserie -et de la boulangerie peut-être même… Le fort goût de sucre et les fruits confits en même temps qu'une grasse pellicule de sirop gélifié éteignaient les saveurs multiples devenues compactes. J'ajoutais un mixte de crêpes bretonnes sous cellophane et de chocolat à bon marché. Le volume primait toute autre considération gastronomique. Les premières escapades nocturnes du dortoir nous invitaient à errer dans les rues de la petite ville à la recherche d'un café ouvert. À dix heures du soir, en plein hiver, nous toussions en avalant de travers nos premiers alcools forts ; le cointreau avait ma faveur. Le bar de la mère d'un de mes compagnons de fortune fut régulièrement mis à contribution. Elle avait la bonne idée de travailler pendant nos heures de liberté. Avec l'Université vint l'époque des ivresses gratuites. J'ai le souvenir d'une bacchanale au cognac avec un étudiant en philosophie qui partageait avec moi le même ennui morne lors des deux heures hebdomadaires d'épistémologie. Abandonnés au campus en pleines vacances de Noël, en rupture de ban avec nos familles respectives, nous avions liquidé à deux une bouteille subtilisée dans une grande surface de la ville. Le geste était politique, bien sûr, car nous ébranlions ainsi les fondements de la société de consommation… Après avoir rempli nos verres à dents de cinq ou six morceaux de sucre et recouvert le tout par l'alcool infâme et brûlant, puis plusieurs fois répété l'opération, nous avons sombré très rapidement dans une inconscience qui dura de longues heures -et qui frisa le coma éthylique… La nourriture des restaurants universitaires faisait le quotidien et ajoutait à nos misères. Sardines, cassoulet, bananes. Les premiers succès de faculté furent le prétexte à des fêtes moins primaires, plus stylées. Je pris goût au bourgogne que j'aime pour ses parfums de terre ou de cuir et aux vins d'Alsace adorés pour leurs bouquets rafraîchissants et leurs saveurs de fruits jaunes. Le jeu des températures, des années et des mariages avec les plats me séduisit. Quelques bonnes et rares bouteilles réservées aux succès particulièrement mérités firent l'objet de souvenirs précieux. Une thèse avec mention prit toute sa valeur quand elle fut l'occasion d'un aloxecorton millésimé et d'un repas exceptionnellement soigné. Avec le temps, je suis devenu sédentaire. Le nomadisme estudiantin n'eut qu'un temps. Les chambres d'université firent place aux pièces remplies de livres et de disques. Les cassoulets ou choucroutes mangés dans leurs boîtes en fer-blanc furent remplacés par des plats cuisinés à mon goût, inventés par mes soins. En dix années de vie sage, je compte dix années de cuisine au jour le jour. Je connus, avec un ami libraire, un trait d'union entre les livres et la nourriture. Ancien cuisinier, esthète et homme d'une grande saveur, il cachait son passé sous une exquise pudeur. Avant d'avoir opté pour le métier des livres, il avait été cuisinier à Paris. Je lui dois des souvenirs de gâteaux au chocolat et de vins exceptionnels en même temps que de gestes d'une amitié infinie : alors que, lycéen, j'étais sans le sou, il m'avait à plusieurs reprises fait cadeau de quelques livres -un Rivarol ou un Maurras dans une belle édition. De même me fit-il présent de trucs pour ne jamais manquer telle sauce ou réussir telle opération délicate au fourneau.