Individus, communautés, Etats (original) (raw)

Le cas des migrants de Turquie en Europe Depuis quelques années l'individu reprend sa place dans les débats en sciences sociales à travers ses « appartenances » communautaire, sociétale, nationale. Les libéraux s'opposent aux « communautaristes » pour situer l'individu face au pouvoir et optimiser ses droits dans les sociétés modernes, complexes et multiculturelles. Or le processus de modernisation politique _ avec la formation de l'Etat_nation _ avait extrait l'individu de ses relations dites primordiales pour le situer directement face à l'Etat en tant que citoyen, remplaçant ainsi la loyauté vis_à_vis des pairs par la loyauté vis_à_vis de la communauté politique et l'affectivité par la rationalité comme indicateur du progrès et de l'émancipation. Quant au processus de modernisation économique à l'origine de transformations sociales, il s'est accompagné d'analyses dichotomiques des relations sociales et des modes de solidarité. C'est dans cette perspective que la sociologie classique présente la communauté (Gemeinschaft) comme une forme d'organisation traditionnelle et statique, caractérisée par la proximité des relations, fondées sur la « volonté naturelle » ou la « volonté spontanée », qui s'oppose à la société (Gesellschaft) où c'est une « volonté réfléchie », donc la rationalité qui déterritine les relations entre individus 1. Durkheim de son côté s'appuie sur les formes de solidarité _ mécanique ou organique _ pour définir les liens entre individus dans une communauté ou dans la société 2. D'après cette typologie dichotomique, la modernisation entraîne la dissolution des communautés, et la mobilisation accrue des individus intègre ses membres dans la société, en situant l'individu _ le citoyen _ face à l'Etat, et assurant ainsi sa loyauté vis_à_vis de la nation, laquelle, d'après Weber, est la seule communauté née de la modernité. C'est désormais la communauté politique qui représente l'intérêt général au_delà des intérêts particuliers, communautaires et identitaires. Les revendications identitaires dans l'espace public depuis les années 1980 vont à l'encontre de cette évolution dans la mesure où elles s'accompagnent d'une identification collective exprimée dans un cadre de plus en plus communautaire. Les communautés obsolètes depuis la formation de l'Etat_nation, l'industrialisation et l'urbanisation, bref depuis la modernisation politique et économique, reviennent dans le débat politique par le biais du multiculturalisme. Ce dernier, défini comme « la politique de la reconnaissance » par Charles Taylor, apparaît comme une réponse politique à l'apparition de communautés dites ethniques _ qu'elles soient religieuses, linguistiques ou nationales _ et sexuelles en quête de reconnaissance et de représentativité. Dans cette perspective, communauté ethnique, ou communauté d'intérêt, ou encore communauté de « circonstance » selon la formule de Jean Leca 3 , il s'agit d'une forme d'organisation qui permet de négocier chacun des éléments de l'identité avec les pouvoirs publics. Les militants, détenteurs d'une identité collective construite à partir de l'expérience de l'immigration ou de la situation de minorité, selon les cas, font intervenir l'affectif (par les liens primordiaux) et le rationnel (par les liens créés avec la société, l'Etat et ses institutions) pour rendre leur action plus efficace. L'identité devient, dès lors, la stratégie d'action, et la formation de communauté, la tactique nécessaire pour faire reconnaître les particularités affichées et les négocier avec l'Etat 4. L'immigration se situe dans ce débat de façon complexe, voire à certains égards, contradictoire. Tout d'abord, l'individu immigré s'appuie sur une double référence de structures sociales et de cultures politiques : celle du pays de départ et celle du pays d'installation. Le projet est néanmoins le même. Il se résume en termes d'accès à la modernité. Il s'agit de réaliser une mobilité ascendante afin d'assurer une intégration sociale, et en même temps, de se détacher de ses liens communautaires _ religieux, linguistiques, régionaux _ afin de répondre aux exigences d'une assimilation culturelle et politique dans l'Etat_nation. Ce constat est valable aussi bien pour les pays européens que pour la Turquie. De fait, l'immigration économique qui caractérise l'ensemble des départs de Turquie vers les pays européens est, avant tout, un projet individuel. Elle s'inscrit dans le processus de modernisation