« La tentation de la pitié (à propos de la catharsis, Aristote et Saint Augustin », Le Mal et le malheur au théâtre, Avignon, Editions ARIAS - PU d'Avignon, Théâtres du monde, n° 23, 2014 (original) (raw)
Une lecture rapide mais ô combien répandue de la Poétique fait de la catharsis le coeur de la poétique tragique d'Aristote. L'action de la tragédie tourne littéralement autour de la péripétie fait chuter le héros du bonheur dans le malheur ; l'humanité moyenne éprouve « terreur et pitié » au spectacle du malheur qui touche des êtres qui méritaient mieux. Ces émotions sont elles pour autant ce que cherche à susciter le dramaturge et ce que cherche à éprouver le spectateur ? Le théâtre se définitil par la catharsis, la vertu curative de faire vivre des situations extrêmes par procuration (« l'identification » psychologique du lecteur et spectateur modernes) ? Le bénéfice individuel et collectif en serait immense : épargner à l'individu et au groupe social les dégâts causés par le malheur, leur faire vivre sur le mode de la fiction le mal, le châtiment, sans rien y perdre réellement. Le théâtre serait donc le lieu d'une expérience symbolique, l'expiation d'un mal anticipé sur le possible. « Purgation des passions » : le mot traduit dans le langage moderne réunit à la fois le vocabulaire chrétien, « purification du mal », et la psychologie médicale d'une thérapie qui ferait disparaître les expériences douloureuses en les formulant (modèle freudien) ou en les mimant (thérapie comportementaliste). Comment expliquer cette postérité de la catharsis, ou du cathartique, qui n'apparaît pourtant qu'anecdotiquement dans la Poétique ? Ne pourraiton interpréter la surévaluation de la catharsis comme un gauchissement du texte aristotélicien visant à réhabiliter tout ce qu'Aristote rejette : le charnel, le passionnel, le jeu trop sensible pour être intelligible du spectaculaire (opsis) ? Elle permet en effet d'effacer la brutale rupture entre un théâtre artistotélicien du texte et un théâtre « postdramatique » né avec Brecht, Artaud et Beckett, dévoilant, en deçà de tout logos, la terreur, la cruauté primitive ou l'insensé. Catherine Naugrette a récemment tenté de surmonter cette rupture radicale entre un théâtre construit comme un récit organique et le théâtre contemporain « musical, rhapsodique et poétique » de Heiner Müller, Sarah Kane, Lagarce, Novarina... 1 Selon elle, ce théâtre de la performance promeut lui aussi du cathartique et fait éprouver la pitié. Cette insistance sur la compassion élude la question de l'effroi : sans lui point de pitié, et sans ces deux émotions, point de plaisir du spectateur. Subsiste alors la question posée par Saint Augustin : « Mais pourquoi donc l'homme veutil s'apitoyer au spectacle d'aventures lamentables et tragiques : il ne voudrait pas luimême les souffrir, et cependant, spectateur, il veut, de ce spectacle, éprouver de la douleur, et cette douleur même est ce qui fait son plaisir ? » 2 .