Le jeu pathologique (original) (raw)
Les formes de pratiques sociales des jeux sont aujourd'hui tellement diversifiées et répandues que la figure du joueur pathologique émerge désormais comme une nouvelle maladie. Il existe des arguments très forts pour inclure celle-ci dans la notion d'addiction. Cet article dresse un tableau du jeu pathologique en rappelant sa place économique et sociale et son évolution historique. Le paradoxe de cette "toxicomanie sans drogue" est qu'il s'agit évidemment d'une source de profit considérable pour l'Etat qui contrôle le système des paris et des casinos. On estime que le jeu pathologique touche 2 à 3% des adultes et qu'il s'agit d'une problématique surtout masculine. La définition du jeu pathologique (DSM-IV) met en valeur une comorbidité importante (dépression, personnalités antisociales, usage de drogues et d'alcool, trouble des conduites alimentaires). Sur le plan psychanalytique (à partir de Freud, Bergler, Fenichel) le joueur rechercherait, par une forme d'auto-punition compulsive, à résoudre l'ambivalence envers le père et l'enjeu de l'intégration de la loi, démarche comparable aux autres formes de toxicomanies. Une revue des propositions thérapeutiques est réalisée : abstention à visée thérapeutique, psychothérapies individuelles, thérapies comportementales et cognitives, thérapies de groupe, chimiothérapie psychotrope, associations et groupes d'entraide. Cet article présente une bibliographie de 32 références. Que le jeu de hasard et d'argent puisse devenir passion dévorante, obsédante, envahissante, au détriment de tous les investissements affectifs et sociaux, est un fait connu, et qui s'impose d'évidence. D'une part, les formes de pratiques sociales de ces jeux sont aujourd'hui tellement diverses et répandues, qu'ils font partie intégrante de la vie quotidienne de tout un chacun : si les casinos ou les cercles gardent une part de mystère ou d'élitisme, le tiercé, le loto ou leurs nombreux dérivés sont devenus des activités tellement populaires, qu'elles semblent ne même plus avoir simplement le caractère occasionnel, récréatif, d'une distraction, mais aussi celui, plus routinier et inévitable, d'une grande institution incontournable. D'autre part, la vie de chacun d'entre nous offre maints exemples, sinon du vécu, du moins de la tentation, d'un engloutissement dans une passion dévorante ou de l'enfermement dans une habitude obsédante : passion amoureuse, idéalisme politique ou religieux, moments où l'on peut, après coup, s'identifier à des figures valorisées et éternelles, héros de littérature par excellence, Phèdre ou la Princesse de Clèves, Roméo et Juliette, et tous les personnages de romans-photo ou de la collection Harlequin… La fin du XIX ème siècle a été l'époque de l'émergence des névroses comme préoccupation majeure du monde de la médecine, et particulièrement de l'hystérie, qui devait être la clé de voûte d'une nouvelle façon d'aborder le psychisme humain, avec la naissance de la psychanalyse. Elle voit émerger les préoccupations des médecins, des psychiatres, des acteurs de santé publique, pour de "nouvelles" formes de pathologie, dont la toxicomanie est la plus médiatisée, qui sont définies par le recours à l'agir, et décrites par des séries de comportements. Avec Freud, voici près d'un siècle que l'hystérie devint la forme exemplaire d'un trouble dû à un excès de refoulement, de retenue, au manque de satisfaction libidinale. Les nouvelles formes pathologiques, dans notre société de consommation, sont les toxicomanies ou "addictions" de toutes sortes, qui pourraient être vues comme l'opposé de ces névroses par * Psychiatre, Praticien hospitalier au Centre Médical Marmottan ** Spécialiste en Psychiatrie (Strasbourg), expert auprès de la cour d'appel de Colmar, attaché aux hôpitaux universitaires de Strasbourg 2 refoulement ou inhibition. Elles sont au contraire, au moins dans les représentations dominantes, liées à un manque de retenue, à la recherche du plaisir immédiat, au recours à l'action : elles ne sont pas excès, mais plutôt défaut d'inhibition. Dans cette évolution, il faut voir le signe d'une modification des impératifs de la société envers les individus qui la composent : au "maintien" exigé du siècle dernier, succède aujourd'hui la nécessité de consommer, de jouir pleinement, voire de prendre des risques… C'est dans ce contexte d'évolution des regards qu'émerge, comme nouvelle maladie, la figure du joueur pathologique. La place singulière du jeu, longtemps considéré comme sacrilège, puis légalisé, et aujourd'hui largement répandu, encouragé, dans tous les pays, en fait un champ particulièrement éclairant pour l'ensemble des "nouvelles addictions". Il existe des arguments très forts en faveur de l'inclusion du jeu pathologique dans cette notion d'addictions au sens large, qui dépasse la dépendance aux substances psychoactives pour s'étendre aux "addictions comportementales" (les toxicomanies sans drogue). Tout d'abord la parenté entre les divers troubles qui s'y trouvent regroupés, et qui sont définis par la répétition d'une conduite, supposée par le sujet prévisible, maîtrisable, s'opposant à l'incertitude des rapports de désir ou simplement existentiels, inter humains. Ensuite, l'importance des "recoupements" ("overlaps") entre les diverses addictions : il existe une importante prévalence de l'alcoolisme, du tabagisme, des toxicomanies, voire des troubles des conduites alimentaires, chez les joueurs pathologiques. Aussi, la fréquence régulièrement notée de passages d'une addiction à une autre, un toxicomane pouvant par exemple devenir alcoolique, puis joueur, puis acheteur compulsif… Enfin, la parenté dans les problématiques et les propositions thérapeutiques. Particulièrement importante est ici l'existence des groupes d'entraide, basés sur les "traitements en douze étapes", de type Alcooliques Anonymes. Ce sont en effet exactement les mêmes principes de traitements de conversion et de rédemption morale qui sont proposés aux alcooliques, aux toxicomanes, aux joueurs, et acceptés par nombre d'entre eux. Ces mouvements d'entraide, qui recourent à un concept très métaphorique de maladie, soulignent la dimension de souffrance personnelle, de sentiment subjectif d'aliénation des sujets, des joueurs pathologiques, qui, comme les alcooliques ou les toxicomanes, ont l'impression d'être la proie d'un processus qui leur échappe. Subjectivement en tout cas, il n'y a pas continuité, mais rupture, saut qualitatif, entre joueur et joueur "pathologique", comme entre usager de drogues et toxicomane. Tant aux niveaux des définitions, ou modèles explicatifs, que des propositions d'action thérapeutique ou préventive, il n'existe actuellement pas de consensus en matière de jeu pathologique. Il ne s'agit pas ici d'une simple opposition entre des écoles différentes de techniciens du psychisme, qui débattraient du meilleur moyen de comprendre et de soigner une maladie ou un symptôme (les psychanalystes qui s'opposeraient aux comportementalistes, aux systémistes, aux biologistes…). La frontière est plutôt entre une conception spécifique, tendant à faire du jeu pathologique une entité, une forme pathologique en soi, et d'autre part un abord de ce problème comme simple artefact, labile, et sans grand intérêt, du jeu en soi. D'un côté, se trouvent des spécialistes qui voient dans le jeu pathologique une maladie, et qui vont en chercher les déterminants psychologiques, biologiques, neurophysiologiques, voire génétiques. Ces recherches visent à mettre au point des stratégies thérapeutiques, domaine dans lequel il n'y a guère d'accord, comme en témoigne la gamme très large des propositions. Nombre d'auteurs admettent qu'il y aurait un lien entre ce "modèle de maladie", et la promotion de l'abstinence totale et définitive comme seul but de traitement.