Les Verités De L'Interprétation (original) (raw)
2012, HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe)
Quels rapports peuvent exister entre l'interprétation indigène et celle de l'ethnologue occidental ? Une telle question ne peut être posée d'un bloc. Il convient, en effet, de distinguer entre les faits qui peuvent avoir existé en dehors de l'interprétation qu'en fait l'indigène, et ceux où son interprétation fait partie des faits. Cette façon très abstraite de présenter les choses va s'éclaircir, de suite, avec les exemples suivants : 1) Les Ladakhi 1 racontent que leur roi Jamyang Namgyal (orth. : 'jam-dbangs rnam-rgyal) fut vaincu par le makspon (orth. : dmag-dpon 2) de Khapalu au début du XVII e siècle. Le roi fut emmené prisonnier et eut pour goelière la propre fille du makspon. Ils tombèrent amoureux l'un de l'autre et bientôt la fille se trouva enceinte. Un jour, le makspon rêva qu'un lion sortait du corps de sa fille. Soupçonneux, il la fit examiner et, réalisant les dégâts, ému, libéra le roi, lui donna sa fille et les laissa partir tous les deux. Ce récit a tout d'un mythe. Non seulement parce qu'il n'est pas vraisemblable (une histoire vraisemblable peut être aussi un mythe) mais parce qu'il en porte de nombreux traits : récit merveilleux et édifiant, retournement total de situation, invraisemblances du point de vue de la pensée rationnelle hypothético-déductive, contrastes exagérés. L'historien doit proposer sa contre-vérité qui renvoie à la réalité. Les événements historiques du début du XVII e siècle au Ladakh se sont-ils bel et bien déroulés conformément à la narration qu'en font les Ladakhi ? En aucun cas le récit indigène ne peut lui servir de preuve ; à la rigueur de présomption, de piste à suivre dans sa recherche, d'indice. L'historien doit, s'appuyant sur d'autres documents que la chronique transmise oralement, montrer que ces faits ont bien eu lieu, au moins partiellement, et en donner les causes, dans une chaîne de causalité fort éloignée du discours ladakhi : quels intérêts le makspon avait-il à se montrer magnanime (alliance politique avec le pays vaincu mais non soumis, par exemple, cession de territoires, concessions à l'islam-puisque le makspon était musulman et le roi du Ladakh bouddhiste-, traité de paix permettant de se tourner vers d'autres horizons, etc.) ? Il s'appuiera pour cela plutôt sur des preuves d'ordre épigraphique ou archéologique. La vérité de l'historien renvoie à la réalité objective, c'est-à-dire à des faits qui échappent aux individus. Mais l'histoire mythique n'est pas pour autant inintéressante. Elle est objet d'étude pour l'ethnologue. Elle renvoie aux structures mentales, à la conception que les Ladakhi se font de leur passé et de leur présent. L'historien s'intéressera au récit populaire d'un point de vue heuristique (il peut donner des indications sur la réalité, encore qu'il ne prouve rien, pas même l'existence du roi Jamyang Namgyal) mais s'en tiendra à des éléments plus tangibles (textes de l'époque, décrets, édits, lettres, inscriptions, témoignages). L'ethnologue étudiera, quant à lui, le récit en tant que tel, sans chercher à savoir quelle est la réalité historique qui se cache derrière. Pour ce faire il a besoin de connaître un certain nombre de traits de la culture locale. Quelle idée les Ladakhi se font-ils de leur histoire, du temps, de la monarchie, du bouddhisme, de l'islam, du mariage et de l'alliance, etc. ? L'ethnologue cherche donc en principe à éclairer le sens du mythe à l'aide de sa connaissance de la culture ellemême, mais son interprétation ne reprend pas pour autant l'interprétation populaire. Elle peut donc conduire à une contre-interprétation mais de nature différente à la contre-interprétation de l'historien. Alors que, comme dit plus haut, l'historien trouvera des explications comme l'alliance politique avec le pays vaincu mais non soumis, la cession de territoires, des concessions à l'islam, etc. l'ethnologue cherchera à rendre compte du mythe, à le comprendre en détail. Alors que l'historien peut même à la limite parvenir à la conclusion que le makspon de Skardu et le roi Jamyang Namgyal n'ont pas existé, l'ethnologue ne peut, quant à lui, faire l'économie du mythe. Le mythe est là. Il s'agit donc de le comprendre, de le traduire.