Pierre Michon : les voix de l’exogenèse (original) (raw)
Pierre-Marc de Biasi-Pierre Michon, vous avez fait des études de lettres dans les années 1970, au moment où commençait à émerger la notion d'intertextualité : ça doit vous évoquer des souvenirs d'étudiant, non ? Pierre Michon-En fait, pas vraiment… À l'époque, en histoire littéraire à l'Université, je me rappelle qu'on nous parlait plutôt de « sources », d'« inspiration », d'« influence » ; il n'était pas beaucoup question d'intertexte dans les discours des profs. Mais ça m'a peut-être échappé : il faut dire que je ne suivais pas non plus très régulièrement les cours. Mais, je me souviens quand même que, de mon côté, je lisais des bouquins de critique, des essais sur la littérature, des revues, etc. où on commençait, par-ci par-là, à entendre parler d'intertextualité. L'exogenèse, c'est venu plus tard… Mémoire d'intralocution P.-M.B.-Pour la génétique, l'exogenèse désigne le processus intertextuel en acte dans l'écriture. Au sens le plus extensif, le phénomène met potentiellement en jeu l'ensemble des oeuvres littéraires antérieures, aussi bien que n'importe quelle trace écrite se rapportant au monde, aux savoirs, ou même à la vie de l'écrivain, etc. P. M.-Les traces écrites qui se rapportent à ma propre vie ? Ah non, là, je ne suis pas d'accord ! C'est bien trop extensif. Non, pour moi, les traces verbales de ma propre vie, ce n'est pas de l'intertextualité. Je pense par exemple à des souvenirs précis d'échanges, de discussions ou d'interlocutions familiales qui ont eu lieu dans ma petite enfance : il y a des phrases entières de mon grand-père ou de ma mère qui se trouvent dans mes livres, mais, quand je les ai écrites, je n'ai pas eu vraiment à les reconstituer, elles sont sorties telles quelles de ma mémoire. P.-M.B.-Comment définiriez-vous cette spontanéité mémorielle ? P. M.-En fait il s'agit d'un phénomène qui relève de ce qu'il faudrait appeler non pas de l'interlocution, puisque les locuteurs n'existent plus, mais de l'« intralocution » : ça me parle du dedans, avec leurs voix ; et leurs paroles, je peux les articuler sans remuer les lèvres, comme le ventriloque sait parler avec une voix qui vient du ventre. Ces bribes de discours, en dehors de moi, personne ne les connaît ni ne pourra jamais les connaître. S'il y a « emprunt », son origine est complètement intérieure, invisible et privée. Et, à mon sens, ça n'a rien à voir avec les textes littéraires que je peux connaître par coeur. P.-M. B.-Pourtant, hormis le fait notable qu'elle n'est pas une trace écrite, mais une intralocution, cette phrase de votre mère ou de votre grand-père, si elle est inscrite et présente dans votre mémoire, ne l'est-elle pas au même titre que l'intertexte littéraire que vous avez intériorisé ? P. M.-Non, il y a une énorme différence. Dans le cas de cette inter-ou intra-locution familiale-qu'il s'agisse des lettres de mon grand-père, ou des paroles de ma mère-ce sont des souvenirs intimes, des traces psychiques qui n'ont aucun autre support que ma mémoire personnelle : selon moi, ça relève strictement de ce que vous appelez l'endogenèse. Pour les textes littéraires que je porte en moi, c'est autre chose : ils gardent un certain coefficient d'extériorité. Là, on peut parler d'intertextualité parce qu'il existe par ailleurs une version écrite de ces textes, une version publique et objective à laquelle n'importe qui peut avoir accès et se reporter, et parce que les phrases qui les composent n'existent pas seulement dans ma mémoire.