Humanité, humanitaire (original) (raw)
1998, Humanité, humanitaire
Le siècle qui s'achève n'aura-t-il pas été un formidable démenti au rêve forgé en occident et porté à son comble par l'idéologie des Lumières, ce rêve d'une humanité rassemblée, toute entière tendue vers le progrès et la mise en oeuvre de la raison ? Le concept d'humanité, comme une certitude acquise, n'a-t-il pas inspiré les politiques d'émancipation, les conquêtes juridiques, les développements scientifiques et nourri l'idée d'une éthique universaliste associée à une paix planétaire ? Au nom d'une telle idée abstraite et généralisante d'humanité se sont menées des actions les plus généreuses mais, tout autant, les entreprises les plus aveuglément destructrices des individus, des groupes, des peuples dans leur existence et leurs valeurs singulières. A mesure que l'idée d'humanité allait en s'universalisant sur le plan du discours (depuis les dites "humanités" auxquelles se formait la jeunesse jusqu'à la promotion des Droits de l'Homme), il semble que les faits et les actes concrets des hommes soient, par un inquiétant paradoxe, allés dans le sens d'un émiettement, d'une destruction de cette belle totalité que constituerait notre humanité. Mais cet adjectif possessif lui-même, ce "notre", est-il encore légitimement prononçable au regard de l'histoire telle qu'elle s'est réellement déployée ? Ce préambule pessimiste ou, plutôt, inquiet ne doit pourtant pas occulter que, malgré tous les désordres que ces derniers siècles ont vu surgir à une échelle de plus en plus mondiale, persistent et se multiplient aujourd'hui la volonté d'instaurer la justice, le besoin vital d'engagement, de générosité et de solidarité, le désir d'agir pour la liberté des personnes et des peuples, la détermination de combattre la souffrance et la pauvreté. L'action humanitaire-ou plutôt les actions humanitaires-tout en se réclamant d'une certaine idée d'humanité (le terme d'humanisme, lui, a singulièrement vieilli et est sorti de l'usage) ne se risquent plus aujourd'hui, à affirmer avec la même certitude que les ouvriers des grands empires coloniaux la souveraineté d'un modèle supérieur d'humanité destiné à s'imposer comme le meilleur possible. Les absolus sont en déclin, du moins dans les discours devenus bien plus relativistes et moins superbes. Il n'empêche que toute intervention d'un homme dans l'existence d'un autre se motive ou se légitime d'une intentionnalité, d'un système de représentations, d'une "philosophie".