Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes (original) (raw)

La réalité est polydimensionnelle". Interview avec Gilles Lipovetsky

Comunicación, 2017

Gilles Lipovetsky est un sociologue et philosophe français largement connu par ses thèses sur l'individualisme et la consommation dans l'ère actuelle. Ses publications s'occupent de sujets très divers allant de la mode, l'hédonisme, le bonheur, la consommation, le luxe, l'éthique, à la condition de la femme dans la société actuelle. Ses réflexions sont fondamentales pour comprendre le rôle de la culture dans la société actuelle. Le professeur Federico Medina Cano a mené l'entretien suivant pour la revue Comunicación de l'Université Pontificia Bolivariana. Ils ont eu l'occasion de parler sur quelques thèmes dont ils s'inquiètent et qui sont leurs objets de réflexion. Aussi, ils ont parlé de la manière d'approcher ces objets d'étude. F.M. Quelle est votre méthode de travail ? Comment abordez-vous vos objets d'études? Avez-vous un chemin que vous suivez de façon régulière? Partezvous d'intuitions ou de constantes que vous percevez de l'observation de la réalité? G.L. Je crois que, franchement, je n'ai pas de méthode car mes travaux n'appartienent pas à une discipline fixe. Si j'avais à faire des travaux, par exemple, d'une discipline comme la sociologie, je devrais travailler autrement. Mais, comme je viens de le dire, je fais ce que j'aime faire, je n'ai pas de contraintes. Ce n'est pas une méthode proprement dite, simplement je passe en permanence de l'observation des faits au texte. Je suis incapable de dire comment je travaille, mais ce sont souvent des découvertes qui me font changer les idées. La pensée n'est pas comme les mathématiques. Les mathématiques obéissent à un ordre radical. Là, je ne sais pas ce que je vais trouver. Je viens de finir un livre au sujet de la séduction qui sera publié en France, en novembre. La question est considérable: il y a une dimension animale, une dimension biologique; et puis, il y a une dimension anthropologique, une dimension esthétique, et une dimension érotique. Et à l'heure actuelle, avec la consommation, il y a une dimension économique de la séduction, et une dimension politique, avec la question de la communication politique.

L’epos et la modernité dans 'Ivan le Terrible' de Sergueï Eisenstein

« De nos jours les bylines se composent sur la vie moderne du peuple, sur nos héros d’aujourd’hui; et la voix des conteurs qui créent un nouvel epos, ne semble pas étrangère à la poésie soviétique. Plus que jamais, notre temps est le temps de l’epos » (Batchelis I., « Serguei Eisenstein », revue Izvestia [Известия], 1940, p. 4) Sergueï Eisenstein considérait la littérature comme l’un des précurseurs de l’art synthétique du cinéma. Il met en valeur les codes de l’écriture épique pour révéler les liens entre le passé et l’époque soviétique dans le film Ivan le Terrible. Ainsi il réunit la régression vers le mythe et l’expression du mouvement progressif de l’histoire dans le cadre d’une oeuvre d’art (la tâche impossible selon Wagner, dont l’oeuvre était au centre de l’attention d’Eisenstein avant le commencement du travail sur Ivan le Terrible). En me basant sur l’analyse de la séquence de la prise de Kazan, je proposerai une étude du passage du style des bylines, inspiré par l’iconographie des icônes russes, à une volonté stylistique d’un témoignage documentaire. L’un des principaux objectifs de cette synthèse stylistique, qui s’inscrit dans le projet de la synthèse des arts théorisée par Eisenstein, est la mythification de l’histoire soviétique et la construction de nouveau discours esthétique basé sur les idées patriotiques développées notamment lors de la période de la Seconde Guerre mondiale.

Ossip Mandelstam: du bruit du temps à l'ossature du siècle

2013

Tout, à l'entour, vacille, tout est mou, friable, malléable. Mais nous voulons vivre historiquement ; nous avons, ancré en nous, un besoin de noyau solide, Kremlin ou Acropole, État ou société, peu en importe le nom. O. Mandelstam, « De la nature du verbe » Ossip Mandelstam, plus que tout autre poète russe de l'effervescence créatrice de l'Âge d'argent, a été perçu en liaison intime avec son temps, celui de la révolution d'Octobre et de ses conséquences catastrophiques. Dans ce moment historique charnière, celui d'un espoir vite désillusionné et qui finit par s'abîmer dans le désastre de la terreur stalinienne, il semble assumer pleinement le rôle du poète. Ce qui le rend absolument contemporain de son siècle, selon l'expression d'Alain Badiou, c'est qu'il ose « se tenir droit en face du temps historique » 1. Il ne s'agit pas ici d'un quelconque engagement politique, ni de jugements d'approbation ou de déni face aux événements, ni même d'une expérience particulière, de clairvoyance ou de lucidité, qui le mettrait dans une position supérieure à celle des autres poètes de sa génération. Même le poème qui lui valut le titre de poète antistalinien et qui signa son arrêt de mort (il périra sur les chemins des camps à Vladivostok en 1938)-l'épigramme sur Staline « Nous vivons sans sentir sous nos pieds de pays… » 2 (1934)-doit être considéré moins comme une critique du pouvoir que comme un « avertissement sardonique et amer » 3. Ce qui véritablement distingue Mandelstam de tout autre poète de son époque, c'est sa façon de se rapporter à son temps : de pouvoir à la fois s'y inclure subjectivement, en faire partie, et pratiquer la distanciation nécessaire au regard critique. Ou, comme le formule encore Badiou : « la pensée poétique du temps, c'est, voyant les choses avec ses propres yeux, de les voir cependant avec l'oeil du siècle lui-même » 4. Mais dans le cas du temps révolutionnaire, la tâche est plus complexe encore : comment s'inclure dans un temps qui ne se présente que sous la forme d'une rupture dans le cours du temps, d'une coupure radicale d'avec le temps passé pour établir un nouvel ordre des temps ? Faudrait-il participer activement à la construction de ce nouveau temps pour pouvoir se l'approprier, afin de le vivre pleinement ? Ou, au contraire, est-ce en éprouvant la désolation de l'époque qui se casse la colonne vertébrale, comme le dit Mandelstam dans son célèbre poème « Le siècle » (1923) 5 , que l'on peut mieux la comprendre ? Toutes ces questions se posent à la lecture de Mandelstam, tant de ses textes critiques dédiés à l'idée du temps historique, que de certains de ses poèmes consacrés au siècle. La pensée critique et poétique de Mandelstam semble se partager entre ces deux attitudes, subjective et objective, d'inclusion et d'exclusion à l'égard de son époque. Mandelstam fut, incontestablement, l'un des rares poètes à avoir essayé d'élaborer poétiquement une nouvelle conception du temps compatible avec la transformation révolutionnaire de son époque. Le bruissement de la vie Si l'on est suffisamment attentif à l'ordre mimétique de la sensibilité mandelstamienne, on verra sans peine, et cela à différents points de son parcours poétique, que le poète vit dans un environnement sonore assez particulier. Celui-ci bruisse de toutes sortes de chuintements, crépitements, crissements, sifflotements, de tous ces petits bruits dont la plupart en russe sont rendus par des verbes composés de consonnes chuintantes. Ce bruit n'est donc pas clameur ou vacarme, ni hurlement, ni mugissement. C'est un bruit égal, indistinct, un bruissement plus qu'un bruit, c'est-à-dire un fond auditif plutôt qu'une figure sonore pesante et invasive. Dans l'un de ses premiers poèmes, « Plus lente la ruche enneigée… » (1910), Mandelstam oppose le froid glacé, éternel, qui fige, immobilise progressivement même la neige (« Plus lente la ruche enneigée / Et plus clair le cristal des vitres »), aux éclairs de l'été et de sa lumière chaude, dont le rythme vital est assimilé au frissonnement de vie des libellules éphémères (bystrojivouchtchie : « qui vivent rapidement ») : « Et si dans les diamants 132 « Temps ressenti » et « temps construit »

Les Temps modernes et il politecnico

2002

Le deuxième après-guerre se caractérise, en Italie comme en France, par une nouvelle articulation entre politique et culture. L'autonomie de l'une par rapport à l'autre comme le rapport noués entre les deux apparaissent désormais bouleversés, redéfinis, repensés, tant par les intellectuels que par les hommes politiques. La plupart des études italiennes et françaises portant sur cette période soulignent la nouvelle place qui fut accordée ou conquise par les intellectuels dans le domaine politique. L'examen des conditions conjoncturelles à la source de cette articulation nouvelle s'avère donc indispensable pour comprendre la position dominante occupée par Politecnico et Temps Modernes dans le panorama culturel de l'époque, puis pour identifier la nature et évaluer l'intensité de leurs relations. Notre objectif sera donc moins l'exhaustivité que le repérage des principales lignes de force qui sous-tendent les relations et les échanges entre nos revues et qui en font, dans l'immédiat après-guerre, les points de cristallisation au rayonnement national et international du rapport entre politique et culture.

Georges Didi-Huberman:«.... Ce Qui Rend Le Temps Lisible, Cest L´ Image», 118-133

… of Philosophy and the Moving Image, 2010

À l'occasion de son passage à Lisbonne, à la Fondation Calouste Gulbenkian, pour la conférence "Peuples Exposés", intégrée dans le cycle de conférences A Républica por vir -arte, política e pensamento para o século XXI 1 (La République à venir -art, politique et pensée pour le XXIème siècle), nous avons rencontré Georges Didi-Huberman pour l'entretien qui suit, autour de son livre Remontages du temps Subi. L'oeil de l'histoire, 2 (Éditions de Minuit, 2010). CINEMA (C) : Pour contextualiser, on peut dire que Remontages du temps subi. L'oeil de l'histoire, 2 poursuit ce que vous essayez de penser tout le long de votre oeuvre, c'est-àdire, « les conditions de la pensée des images ». Ce livre traduit ce souci au niveau particulier de ce que vous appelez vous-même « le questionnement du rôle des images dans la lisibilité de l'histoire » et dans ce sens, il intègre et prolonge le même univers problématique de vos ouvrages les plus récents, tels que Survivances des lucioles (2009), et surtout Images malgré tout (2004) et Quand les images prennent position. L'oeil de l'histoire, 1 (2009). Pouvez-vous commenter ces deux contextes, le plus global et le plus local, du rapport de votre livre au reste de votre oeuvre ? GEORGES DIDI-HUBERMAN (GDH) : Le plus global est probablement que chaque

Aux origines de notre modernite (Centre Pompidou 1984)

Furor 14, 1986

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Je tiens à remercier vivement le Centre Georges Pompidou et le Musée d'Art Moderne de nous avoir réunis ce soir pour conférer une voix à un regard en vue d'une pensée sur l'art contemporain. Or cet aspect de la pensée que nous aurons à retracer ensemble le long de cette conférence ne peut en aucun cas tenir lieu d'une représentation arrêtée dans mon discours. Etant moi-même aussi perplexe que quiconque parmi nous face à la complexité et la multiplicité des traits et caractères que le phénomène de l'art contemporain offre à ses publics, je ne souhaite ici que pouvoir marquer le lieu, aux confins d'un discours, où l'effet de perplexité, s'il n'est point dissipé, nous aura au moins orientés vers une pensée problématique, voire, nous aura permis de faire du problème de la pensée sur l'art contemporain l'aspect d'une origine commune : celle de notre modernité. Et j'entends par là une intensification de présence à l'intérieur d'un lieu vacant où la conjoncture que ce notre indique, s'approprie l'expérience concrète de l'événement. Comme ici il ne s'agira que de parler, alors que l'événement-à l'exception de la théologie, de la politique et de la poésie-n'est jamais de l'ordre de la parole, je ne tenterai que de faire le récit d'une pensée qui, à son tour, s'il adhère aux rondeurs de la voix, résiste-ou du moins tente de le faire-à la globalité du discours. Il va sans dire que toute personne dans cette salle détient le fil d'une pensée qui se donne comme origine l'art contemporain. Cependant pour chacun l'aspect que tous ces fils donnent ensemble n'est ni celui d'une toile ni celui d'un filet, d'une trame ou d'une perspective, mais, à la fois, celui d'un tissu bien serré et d'un noeud sans dénouement possible. Il est d'ailleurs plus souvent question de la contemporanéité de l'art-entendue comme un enchaînement d'expressions de l'actualité-que de l'art contemporain-comme une instance légitimatrice qui spécifie certaines formes d'expression en leur procurant le même statut de contemporanéité qu'aux autres activités des individus et des groupes d'une société-. Il est ainsi plus volontiers question de la contemporanéité de l'art quand un discours se greffe sur ce noeud et tente de nous rendre présent ce que le père du Modernisme, Henry James, avait désigné comme «l'image dans le tapis». Alors, de noeud en noeud, il s'agit de faire apparaître sur un seul plan, une image dispersée dans la densité de la texture, en substituant ainsi à une vision en profondeur une vision de surface. Cependant, une fois le tapis reconstitué autour de cette image, il n'est bon qu'à meubler le sol d'une chambre d'écrivain ou les pensées d'un écrivain en chambre. Cette image réconfortante, cet ameublement confortable qu'offre la vision en un seul plan et la narration à une seule voix, de l'art contemporain, ne peut effectivement remplir son contrat avec l'histoire que sous la forme du témoignage, de l'écrit d'artiste ou du journal d'écrivain, pourvoyant ainsi la surface du tapis de limites que la charge de l'expérience vivante et active de la contrainte historique fait coïncider avec le travail des noeuds, de telle façon que le tapis dans son ensemble n'est point le cadre de l'image-ou son contexte, comme diraient certains-mais le terrain où elle opère. Sous cette condition seulement, une pensée sur l'art contemporain acquiert un statut juridique de vérité que permet la coïncidence de l'agent et de l'action. Pourtant une étude stylistique, même menée avec la plus convaincante perspicacité ou la plus étonnante bravoure, si elle nous renseigne sur les qualités de son agent, obstrue tout accès vers l'action même, vers ce que nous appellerions l'événement de l'art contemporain qui, s'il a le moindre rapport avec cette métaphore du tapis, c'est parce

J.-Ph. JACCARD, «La crise de la "fluidité" à la fin de l’Âge d’argent (quelques mots sur Leonid Lipavskij et sa génération)»

Modernités russes, 7 ("L'Âge d'argent dans la culture russe"), Lyon, CESAL, 2007

Parmi les écrits auxquels le lecteur n'a longtemps pas eu accès en dépit de la libéralisation du régime et de l'ouverture des archives, ceux de Leonid Lipavskij (1904-1941) figurent en bonne place. De ce point de vue, la récente publication d'un volume de ses oeuvres par Valerij Sažin est une bonne nouvelle1. Bien sûr, Lipavskij n'est certainement pas une figure de premier plan. Bien sûr, il est avant tout un philosophe. Bien sûr, ses textes sont beaucoup moins « commerciaux », ou commercialisables que d'autres. À quoi il faut ajouter qu'une bonne partie de ses écrits ont probablement été perdus et que l'ensemble représente un héritage modeste et très fragmentaire. Malgré tout, cet héritage mérite une attention particulière, pour deux raisons au moins : d'une part parce que, même s'il s'agit de traités philosophiques, ses textes ont une véritable dimension littéraire2, du point de vue formel d'abord, mais également du point de vue de leurs implications esthétiques ; d'autre part, parce que le descriptif du colloque envisage l'« Âge d'argent » de manière très extensive, raison pour laquelle Lipavskij y a sa place, au même titre que les autres écrivains qui entrent dans le groupe connu sous le nom de činarí (les poètes Aleksandr Vvdenskij, Daniil Harms, Nikolaj Olejnikov, et le philosophe Jakov Druskin), auxquels j'ai consacré le troisième chapitre de mon livre sur Harms3. Tous ont maintenant trouvé plus 1 Липавский Л. Исследование ужаса / Сост., ред., комм. В. Н. Сажин. М.: Ad Marginem, 2005. 2 T. V. Tsiv'jan a fort justement fait remarquer, lors du colloque, que les Conversations (Разговоры) de Lipavskij ne ressemblaient pas tellement à une restitution fidèle de conversations entre činarí, mais bien plutôt à une construction artistique organisée.