Bouvier et la Topolino : les mécanismes automobiles de L’Usage du monde (original) (raw)
2017, HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe)
J'examinai la carte. […] Je devais l'y rejoindre dans les derniers jours de juillet avec le bagage et la vieille Fiat que nous avions retapée, pour continuer vers la Turquie, l'Iran, l'Inde, plus loin peut-être… 4 C'est grâce à elle-avec elle-, que le bourlingueur a pu aller de Genève à Ceylan, où il l'a finalement vendue. Il en est question à plusieurs reprises dans la correspondance entre Thierry Vernet et Nicolas Bouvier 5 ; et plusieurs photos montrent les deux amis et leur voiture en voyage. Il avait bénéficié de ce petit véhicule dès 1949 : en effet, victime, à l'armée, d'une grave blessure au genou, il s'était retrouvé momentanément handicapé. La voiture devient alors une heureuse prothèse qui accroît ses possibilités naturelles. Le bon côté de cette longue infortune a été que j'ai reçu une petite voiture, la Fiat Topolino avec laquelle j'ai plus tard voyagé, pour que je puisse me rendre à l'Université. À l'époque, très peu d'étudiants possédaient une voiture. C'était un luxe sans commune mesure avec le train de vie de mes parents 6. Cette Topolino 7-la « petite souris » italienne-leur vaudra de pouvoir faire toute la route par leurs propres moyens, entre la Suisse et l'Inde, ainsi que le raconte L'Usage du monde. Certes elle imposait le dénuement par son exiguïté, et la patience par ses performances limitées-conçue pour ne pas dépasser 70 km à l'heure, elle était poussive dans les montées, et tombait fort souvent en panne. Mais elle avait le mérite d'exister. Mieux, cette flâneuse leur permettait paradoxalement le luxe conjugué de l'aventure et de la lenteur. Certes, ils n'étaient pas non plus les premiers à tenter l'aventure et partir en voiture en Afghanistan, et à avoir pour but ultime le Khyber Pass. Ils avaient été précédés en particulier par deux femmes, suisses elles aussi : en 1939-l'année où Saint-Exupéry publiait Terre des hommes-, Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach , alias « Christina » dans le récit La Voie cruelle, étaient parties au volant d'une Ford Roadster « Deluxe », quittant l'Europe au bord de la guerre. Selon Maillart, Christina avait probablement ajouté : « la pauvre voiture approche de sa fin et mon père m'a promis une Ford » ; je n'entendis que ce dernier nom. Il semble avoir été responsable de tout. Un mot a suffi pour que s'ordonnent des idées éparses, pour que de vagues tendances se cristallisent en un plan bien établi. Comme un écho venant de loin j'entendis une voix ressemblant à la mienne dire :