Entre Nietzsche et Freud : Avant le lever du soleil de Mikhail Zochtchenko (original) (raw)

Écrire la mélancolie à l’époque stalinienne. Mikhaïl Zochtchenko et son récit expérimental Avant le lever du soleil (1943)

L’Art entre deuil et résistance. Mélancolies engagées, 2023

Le récit de Zochtchenko se présente comme un voyage extraordinaire dans les couches les plus secrètes de la mémoire. L’auteur cherche à explorer les causes de sa mélancolie. Bien que connaisseur de Freud, Zochtchenko met en avant la théorie des réflexes conditionnels de Pavlov. Faut-il voir dans l’importance que Zochtchenko accorde à cette figure centrale du panthéon scientifique stalinien une stratégie destinée à divertir l’attention de la censure des aspects pour le moins suspects du livre ?

Nietzsche entre Gide et Valéry

2017

Cette intervention a pour objet la réception et l'interprétation de Nietzsche chez deux auteurs qui dominaient la scène littéraire française dans la première moitié du XXe siècle: André Gide (1869-1951) et Paul Valéry (1871-1945). Ces deux écrivains exceptionnelsl'un, futur Prix Nobel, l'autre nominé pas moins de douze fois pour le même Prix et élu membre de l'Académie françaiseétaient au tournant du XXe siècle déjà des porte-étendards de l'avantgarde littéraire en France grâce à leurs premières publications et à leurs activités sur la scène littéraire. Leurs goûts littéraires et leurs préférences culturelles avaient donc inévitablement une portée significative: les deux sont largement reconnus parmi les plus importants représentants de la réception de la Nietzsche, et l'abondance de la critique sur ce sujet reflète ce phénomène. La ressource bibliographique la plus compréhensive, la Weimarer Nietzsche-Bibliographie en ligne, n'énumère pas moins de 32 monographies et articles concernant Gide et Nietzsche, et 19 pour Valéry et Nietzsche (et ce décompte n'est pas exhaustif). 1 Quel est donc le bilan critique en ce qui concerne d'abord Gide et Nietzsche? André Gide "L'admiration de Gide pour Nietzsche est d'abord sans limites" écrit Bernd Oei. 2 Les premiers travaux de Gide en particulier étaient imprégnés de Nietzsche depuis le début des années 1890: les premiers essais critiques de Gide font souvent référence à Nietzsche, et bien que dans ses oeuvres de fiction la dette soit moins notable, elle affleure. Dès son premier-né, Les Cahiers d'André Walter (1891), Gide âgé de 22 ans fait appel à la biographie de Nietzsche, et personnages et thèmes d'inspiration nietzschéenne surviennent dans la plupart de ses oeuvres les plus significatives des années '90 depuis le Voyage d'Urien (1893) jusqu'au Prométhée mal enchaîné (1899). 3 Plusieurs études critiques ont souligné les thèmatiques nietzschéennes (zarathoustriennes) dans Les Nourritures terrestres (1897), même si Gide affirmait ne pas avoir lu Nietzsche avant de rédiger ce roman, 4 et quant à L'Immoraliste (1902), le titre même est suffisamment révélateur d'une influence nietzschéenne. Lucie Delarue-Mardrus, amie personnelle de Gide, a publié un court "Essai sur L'Immoraliste" dans La Revue blanche lors de la première publication du livre, 5 attirant l'attention du public sur l'influence de Nietzsche dans ce roman, et en 1907 Henri Lichtenberger a consacré le premier article universitaire a tracer les thèmes nietzschéens de cet ouvrage. 6 Gide est à l'avant-garde de la réception de Nietzsche en France à cette époque, même s'il reste explicitement ambivalent au sujet de l'apport de Nietzsche, et s'il prend toujours ses distances avec la notion de l'"influence" de Nietzsche sur son oeuvre. 7

Lecture gigogne. Mirage et autoréflexivité dans The Eye et The Defense de Vladimir Nabokov

Les romans de Vladimir Nabokov, écrivain russe et américain, tout comme ceux de James Joyce, doivent être assidûment fréquentés afin d’en épuiser la complexité. Notre mémoire de maîtrise a pour but de rendre compte de la complexité de deux œuvres du corpus russe de l’auteur, les romans The Eye et The Defense. Nous les analyserons dans la perspective de leur lecture et tenterons de montrer comment ces textes mettent en scène leur propre interprétation. Le premier chapitre propose un aperçu des conceptions littéraires de Nabokov, afin de mieux comprendre le texte lui-même, nous tâcherons d’illustrer comment les conceptions nabokoviennes de la réalité, de la description, du jeu et du lecteur influencent ses œuvres. Le deuxième chapitre offre une lecture plus serrée et formelle des deux œuvres choisies et des procédés narratologiques qui s’y trouvent. Afin d’élucider la complexité narrative de The Eye et de The Defense, nous emprunterons des outils à la narratologie, aux propositions de Bakhtine sur le dialogisme, ainsi qu’à la théorie des personnages présentée par James Phelan. Avec Smurov, de The Eye, nous montrerons comment les foyers de focalisation multiples, la polyphonie et le dialogisme, ainsi que l’irréalité et l’identité conflictuelle du personnage brisent l’illusion référentielle et surdéterminent la dimension synthétique. Quant à Luzhin de The Defense, nous montrerons comment sa propre interprétation du monde se révèle conflictuelle. Le parallèle fait par Nabokov entre Luzhin et un pion, sa mise en abyme du jeu d’échecs, l’impossibilité pour son personnage de différencier le rêve de la réalité et la façon dont les autres personnages l’interprètent sont autant de facteurs qui accentuent la dimension synthétique du personnage. Finalement, au troisième chapitre, nous montrerons que certains procédés et thèmes de The Eye et de The Defense empruntent activement au roman policier et au jeu et incorporent des stratégies autoréflexives qui exacerbent les limites de l’interprétation. Tout comme les trois étapes nécessaires à la mimèsis, selon Ricœur, notre façon d’appréhender l’œuvre nabokovienne s’agence en trois étapes qui permettent de décrire la façon dont les œuvres se réalisent et se déploient. Lors du travail de la mimèsis I, Ricœur affirme que le lecteur se doit de préfigurer, en « pré-compréhension », l’univers narratif dans lequel il gravite afin de pouvoir pénétrer dans le monde symbolique [et particulier] du texte. Comme il le mentionne, « imiter ou représenter l’action, c’est d’abord pré-comprendre ce qu’il en est de l’agir humain : de sa sémantique, de sa symbolique, de sa temporalité. » La visée de notre premier chapitre est, tout comme la mimèsis I, de déterminer le réseau conceptuel nabokovien sur lequel la compréhension de ses textes peut se faire. Car la compréhension « est enracinée dans une pré-compréhension du monde de l’action : de ses structures intelligibles, de ses ressources symboliques et de son caractère temporel. » Notre deuxième chapitre, quant à lui, s’apparente à la mimèsis II, au « passage du paradigmatique au syntagmatique » qui est « l’œuvre de l’activité de configuration. » Nous plongeons donc dans le texte lui-même afin de le comprendre et de « maîtriser les règles qui gouvernent son ordre syntagmatique. » Finalement, au troisième chapitre, nous nous retrouvons en quelque sorte à effectuer un travail de refiguration s’assimilant à la mimèsis III, celle-ci marquant « l’intersection du monde du texte et du monde de l’auditeur ou du lecteur. » Comme l’a affirmé Ricœur, l’œuvre, même en rejetant les paradigmes dans lesquels elle s’inscrit, s’établit dans un cadre de référence qui lui est propre et « relève de l’histoire paradoxale de la "concordance". » Ainsi l’arc entier ricœurien, les trois étapes nécessaires à la compréhension narrative, « l’arc entier des opérations par lesquelles l’expérience pratique se donne des oeuvres, des auteurs et des lecteurs », est reproduit sur un plan esthétique dans notre mémoire afin de venir à bout de la complexité des deux romans de Nabokov. Notre lecture, comme l’indique le titre de ce mémoire, est gigogne en ce sens qu’elle se bâtit comme un ensemble de poupées russes. Les poupées s’emboîtent les unes dans les autres comme nos perspectives de lecture le font. Lire l’œuvre de Nabokov à partir de cette structure gigogne nous permet à la fois d’articuler diverses propositions théoriques et d’offrir un portrait juste des stratégies métafictives déployées par l’auteur. La lecture gigogne est donc, tout comme la triple mimèsis ricœurienne, « une spirale sans fin qui fait passer la médiation plusieurs fois par le même point, mais à une attitude différente. » Elle permet au lecteur, qui « est l’opérateur par excellence qui assume par son faire – l’action de lire – l’unité du parcours», de saisir l’univers nabokovien dans sa complexité.

Colette Peignot (Laure), Nietzsche et l’instant sacré

Cahiers Laure 2 , 2019

Le Sacré de Laure et l’Augenblick (moment) de Nietzsche sont les versions d’une syncope inconséquente, instantanée et temporelle qui peut faire exploser le continuum ordinaire de l’Histoire. Ce sont précisément ce moindre, cette promptitude et cette rapidité qui peuvent me donner accès à ce qui est éthéré, infinitésimal et minimal, à ce qui semble m’échapper en permanence et saborder ma capacité à comprendre. Laure est un ascète extravagant qui, comme l’amant chez Nietzsche, s’épuise à tout donner sauf le moi le plus intérieur, innommable et sacré. Laure est un ascète dans le sens où elle cherche la communication dans la nudité. L’amour de Nietzsche et la communication de Laure : deux actes d’excès phénoménal qui sont en réalité des exercices d’ascétisme vers l’épuisement et la tranquillité. Comme Nietzsche, Laure décide de s’élever vers les hauteurs et aux marges de l’exprimable. Le savoir peut être exprimable ; le Sacré ne l’est pas. Le mysticisme de Laure est une version d’un empirisme agonisant – l’expérience d’un danger libérateur. Le hasard concentre et intensifie le moi au moment où il se dénude. Dans le cas de Laure, les mots opèrent comme une blessure ouverte, amplifiant et contredisant ma relation aux autres. Me distancer de l’Autre jusqu’à ce que je rencontre l’Autre – voici la tâche mystique partagée par Nietzsche et des nietzschéens comme Laure et Gustav Landauer. La migration intérieure est le chemin vers la communauté : ce que je découvre comme étant ultimement et irréductiblement individualiste est en fait ce qui peut me permettre de me relier à l’Autre.

Elisabeth Roudinesco, Sigmund Freud, En son temps et dans le nôtre, Paris, Seuil, Septembre 2014. Prix Décembre & Prix des Prix 2014

Après des décennies de commentaires apologétiques et de dénonciations violentes, nous avons bien du mal aujourd’hui à savoir qui était vraiment Sigmund Freud. Or, depuis la publication des dernières synthèses de référence, de nouvelles archives ont été ouvertes aux chercheurs, et l’essentiel de la correspondance est désormais accessible. L’occasion était d’autant plus belle d’y revenir qu’il restait beaucoup à dire sur l’homme et son œuvre. Le fondateur de la psychanalyse est d’abord un Viennois de la Belle-Epoque, sujet de l’empire austro-hongrois, héritier des Lumières allemandes et juives. Quant à la psychanalyse elle-même, elle est le fruit d’une entreprise collective, d’un cénacle romantique au sein duquel Freud aura donné libre cours à sa fascination pour l’irrationnel, les sciences occultes, transformant volontiers ses amis en ennemis, à la fois Faust et Mephisto. Penseur de la modernité mais conservateur en politique, il n’aura cessé d’agir en contradiction avec son œuvre, toujours au nom de la raison et des Lumières. Le voici en son temps, dans sa famille, entouré de ses collections, de ses femmes, de ses enfants, de ses chiens, le voici enfin en proie au pessimisme face à la montée des extrêmes, pris d’hésitations à l’heure de l’exil à Londres, où il finira sa vie. Le voici dans notre temps aussi, nourrissant nos interrogations de ses propres doutes, de ses échecs, de ses passions. Elisabeth Roudinesco est historienne, directrice de recherches à l’Université de Paris-VII et chargée de séminaire au Département d'Histoire de l'Ecole Normale Supérieure-Rue d'Ulm, Paris.