Le dernier voyage du Bateau ivre (original) (raw)

2021, HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe)

Le voyage du Bateau ivre est une descente par degrés successifs. L'image finale de petit bateau lâché dans une mare prolonge, sans la modifier, sa décision finale de couler. Le contraste entre le début triomphant et la fin tragique est orchestré tant par le rythme que par le sens. Mots-clés : Gouffre double. Répétitions. Discordance et coulissage métriques. Contraste dramatique. Pourquoi le « bateau ivre » est-il ivre et comment, alors qu'il est en mer depuis des mois, peut-il vouloir « aller à la mer » ? Telles sont les questions traitées dans la présente étude. Commençons par répondre : il est ivre parce qu'il a trop bu d'eau et il veut aller à la mer en coulant 2. Mais comme ces réponses font un peu court pour un hommage à un éminent spécialiste d'herméneutique, on va maintenant les diluer en essayant de montrer que l'ensemble du poème conduit par degrés, puis brutalement, à cette plongée qui ne dit pas son nom. La dernière volonté du bateau en mer « Ô que j'aille à la mer ! » : c'est apparemment la dernière volonté du « Bateau ivre » (exprimée en fin de §23, ou «-3 » en numérotant depuis la fin). Au début du poème, ses haleurs et les Fleuves l'avaient laissé descendre où il voulait. Alors, déjà, il voulait descendre à la mer comme le confirment l'enthousiasme de sa course à la mer (§3), de sa danse sur les flots, puis de son bain dans la Mer (≥ §4) où il vit des expériences visionnaires conformes au programme que le jeune auteur s'était déjà tracé dans des lettres de mai 1871 : bondir dans l'inconnu, en rapporter ses visions, puis les partager en un langage adéquat. Mais, après un bilan succinct, les « aube(s) » exaltées sont déclarées « navrantes » en un sens fort (§18-21) ; c'est alors qu'il décide d'« aller à la mer ». L'hémistiche précédent, « Ô que ma quille éclate ! », annonçait cette décision : à la différence des « gouvernail » et « grappin » dont il est débarrassé depuis §5, sa quille ne le soumet à personne 3 , mais elle est nécessaire à l'étanchéité de la « coque » dont la forme conditionne la flottaison. Un dictionnaire de marine de 1845 définit la quille comme la pièce qui forme « la base et le fondement de toute la carcasse ou charpente du navire » dont les « côtés » s'adaptent à elle « comme les côtes d'un squelette sur l'épine du dos 4 ». Le Bateau qui veut que sa quille, donc sa coque déjà « gonflé[e] » d'eau, « éclate », veut donc couler. Cette conséquence avait été anticipée sur le mode contrefactuel (« irréel) » dans l'idée que, s'il avait déjà été réduit à l'état de « carcasse », celle-ci, « ivre d'eau » aurait permis au bois de couler, puisqu'on aurait pu la repêcher (§18). Noter, au passage, que l'ivresse du Bateau ivre n'est pas, ou pas forcément, ce qui provoque ses visions. Mais elle est, plus certainement, ce qui lui permettra, après les avoir eues, de couler. D'où le titre du poème, où l'ivresse concerne la plongée finale (même si l'auteur a pu prévoir l'autre interprétation, ne serait-ce que comme une fausse piste…).