L'idéal démonstratif des Éléments d'Euclide et les incertitudes philologiques du texte édité par Heiberg (original) (raw)

Introduction L'un des derniers épigones d'Euclide, Nicolas Bourbaki, écrit, au début de ses Éléments d'histoire des mathématiques: « L'originalité essentielle des Grecs consiste précisément en un effort conscient pour ranger les démonstrations mathématiques en une succession telle que le passage d'un chaînon au suivant ne laisse aucune place au doute et contraigne l'assentiment universel … Mais, dès les premiers textes détaillés qui nous soient connus (et qui datent du milieu du V e siècle), le « canon » idéal d'un texte mathématique est bien fixé. Il trouvera sa réalisation la plus achevée chez les grands classiques, Euclide, Archimède, Apollonius; la notion de démonstration, chez ces auteurs, ne diffère en rien de la nôtre ». 1 J'ignore ce qui est visé par le dernier possessif, s'il s'agit d'un pluriel de majesté qui désigne l'"Auteur", ou s'il faut comprendre l'assertion dans un sens plus général : « la nôtre » signifierait « celle des Modernes (?), des mathématiciens du XX e siècle (?) français (?) ou formalistes (?) … ». Taquinerie mise à part, l'affirmation suppose une conception bien circonscrite et universellement reçue de ce qui constitue une preuve mathématique. Ladite conception est à la fois logique -la citation se trouve dans le chapitre intitulé « Fondements des mathématiques, Logique, Théorie des ensembles » -, psychologique (rejet du doute) et "sociologique" (consensus universel). Peut-être faut-il n'y voir qu'un lointain écho de l'affirmation aristotélicienne selon laquelle les assertions scientifiques (et pas seulement mathématiques) sont nécessaires et universelles. L'énumération des géomètres grecs qui suit est également intéressante : il s'agit de classiques et le triptyque entend probablement suivre l'ordre chronologique. Ici "Euclide" désigne donc le géomètre hellénistique du III e siècle avant notre ère, l'auteur des Éléments, et non simplement une étiquette commode, parfois utilisée pour désigner une ou plusieurs des très nombreuses adaptations de son célèbre ouvrage, comme lorsqu'on parle de l'Euclide de Campanus (vers 1260-70), de l'Euclide arabe ou de l'Euclide du XVI e siècle. Parler de l'Euclide hellénistique, décrire d'une manière assez précise le contenu de son ouvrage -ce qu'implique certainement le fait de le qualifier de "classique" -, adopter ou rejeter son approche démonstrative suppose d'avoir une connaissance raisonnablement assurée du texte des Éléments. C'est précisément ce dont on peut douter. Dans une première partie, je rappelle quelques informations ou hypothèses concernant la transmission des textes grecs anciens, en particulier celle des Éléments. J'y souligne le caractère 1 Bourbaki, 1974: 10. 2 médiat de notre connaissance à son sujet et je résume l'histoire du texte telle qu'elle a été proposée par le philologue danois J. L. Heiberg, au moment où il réalisait, dans les années 1880, l'édition critique du texte grec 2 à laquelle la plupart des études actuelles sur Euclide se réfèrent encore. J'en relève les incertitudes et mentionne la critique récente dont elle a été l'objet de la part de W. Knorr. 3 Dans la seconde partie, je donne des exemples de divergences entre versions conservées illustrant les incertitudes qui oblitèrent notre connaissance du texte euclidien, notamment celui de certaines preuves. I. Réflexions sur l'histoire du texte des Éléments 1. Sommaire histoire des textes grecs anciens 4 Admettons -pour ne pas trop compliquer la présente étude -qu'il ait existé une édition (e[ kdosi") hellénistique des Éléments (ta; stoiceià), en 13 Livres, correspondant, au moins dans les grandes lignes, à ce qui est parvenu jusqu'à nous, réalisée par Euclide ou l'un de ses proches disciples. 5 Dans l'Antiquité grecque, alors qu'il n'existe ni imprimerie, ni quelque forme que ce soit de copyright, "édition" signifie « mise en circulation d'un texte dans un cercle de lecteurs plus large que celui de l'École, des familiers ou des disciples de l'auteur », autrement dit une "publication" au sens minimal de « rendre public », en reproduisant, en un certain nombre d'exemplaires, un manuscrit révisé et corrigé par l'auteur (ou un collaborateur 6 ). Les livres de l'époque hellénistique (III e -I er siècle avant notre ère) sont des rouleaux de papyrus écrits en majuscules, en principe sur une seule face, de taille relativement standardisée et modeste, donc 2 Heiberg, Menge, 1883-1916. Elle a été en partie rééditée et (paraît-il) révisée par E. S. Stamatis : Heiberg, Stamatis, 1969-1977. Dans ce qui suit, je désignerai ces éditions à l'aide des abréviations EHM et EHS respectivement. 3 Knorr, 1996. 4 La littérature sur ce sujet est immense. J'ai consulté Pasquali, 1952, Dain, 1975, Reynolds, Wilson, 1988, Dorandi, 2000 (qui contient beaucoup d'informations sur les papyri) et Irigoin, 2003 (recueil d'articles publiés entre 1954 et 2001, plus quelques inédits). 5 Deux autres possibilités (au moins) sont envisageables, par analogie avec les quelques cas connus d'éditions antiques savantes : • Euclide aurait produit deux versions de son texte : l'une, préliminaire, pour un cercle restreint de disciples, de correspondants ou d'amis, l'autre, révisée et autorisée. On reconnaît là la genèse des Coniques d'Apollonius telle qu'elle est décrite par l'auteur lui-même dans la préface du Livre I (de sa version révisée).