L’exil au “centre du monde” : les Russes à Paris (original) (raw)
2006, HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe)
» : c'est ainsi que Michel Tsetlin, rédacteur d'une importante revue de l'émigration russe, Sovremennye Zapiski, entame son exposé lors d'une réunion littéraire parisienne dans les années 30. Il commente ce paradoxe apparent, devenu presque un lieu commun dans le milieu des russes exilés, en remarquant qu'il n'y a rien d'étonnant à la vivacité et au dynamisme créatif de l'émigration. Il rappelle à ce propos une série d'exemples analogues dans l'histoire de plusieurs nations : les puritains anglais, ayant quitté leur pays, ont su greffé leur puritanisme à leur nouvelle patrie américaine ; Mitskevitch, émigré à Paris, « se tenait face à sa Varsovie spirituelle, messianique » ; de même tout un peuple migrant, le peuple juif, « privé de sa terre, ne s'est pas appauvri spirituellement » 1. On aurait pu ajouter, comme une sorte de préambule à cet exposé, que dans l'histoire même de la Russie l'expérience de l'exil fructueux n'a rien de surprenant : elle est connue depuis longtemps sous diverses formes dont je voudrais brièvement rappeler trois, avant de m'attarder sur le « grand exode », nom que les russes ont souvent donné à l'exil qui a suivit la révolution d'octobre, pour finir par quelques exemples individuels d'attitudes face à l'exil, car c'est avant tout une expérience personnelle, une expérience de la solitude, dans laquelle les mouvements personnels prennent le pas sur les tendances générales. L'expérience de l'exil avant l'exil Pour beaucoup d'intellectuels russes qui se retrouvent à Paris dans les années 20, l'expérience de l'exil n'est pas nouvelle. Ils l'ont déjà connue dans la Russie tsariste, lorsqu'ils étaient exilés dans des régions reculées de l'Empire : dans le Nord ou en Sibérie. Nicolas Berdiaev se souvient dans son « autobiographie philosophique » d'un régime d'exil assez « souple et patriarcal » (p. 149) 2 qui permet des échanges assez libres et même la lecture d'exposés et la tenue de débats entre des grands esprits qui ne se seraient peut-être jamais rencontrés autrement. L'exil a ainsi en quelque sorte catalysé la formation d'un brillant renouveau intellectuel en Russie. « Quand à mon séjour, il est resté dans ma mémoire comme un grand moment presque extatique. Jamais plus je ne me suis senti en rapport aussi étroit avec la « communauté » : mon état d'esprit était aussi peu individualiste que possible » (p. 151), rapporte Berdiaev 3. Mais cet exil reste limité aux frontières russes et n'implique pas encore de rencontre avec une culture étrangère. De ce point de vue, les longs voyages souvent effectués par les russes à l'étranger représentent sans doute une expérience plus proche de ce qu'ils connaîtront plus tard en exil. Presque toute l'élite culturelle russe a effectué son « pèlerinage » en Europe. Rappelons également qu'une partie de la noblesse russe avait pris l'habitude de passer des hivers entiers dans des villes comme Nice ou Biarritz. Ces voyages prolongés deviennent l'occasion de rencontres culturelles : l'appartement parisien des Merejkovski devient le lieu 1