(hors problématique - Frixxions) Houellebecq, le vingt-heures et l’art du roman: à propos de “Soumission” (original) (raw)

2015, Revue critique de fixxion française contemporaine

On entend souvent dans Soumission (comme dans beaucoup de romans de Houellebecq) une tonalité assertive, didactique, sentencieuse. Le personnage-narrateur peut bien faire état à l'occasion d'un "doute généralisé" 1 , son langage n'est pas celui d'un sceptique. Il multiplie les assertions de vérité, les abstractions généralisantes, les thèses tantôt triviales et tantôt provocantes, sur un ton d'évidence lassée : "Tel est le cas, dans nos sociétés encore occidentales et social-démocrates..." (11); "le vieillissement chez l'homme n'altère que très lentement son potentiel érotique, alors que chez la femme l'effondrement se produit avec une brutalité stupéfiante..." (24). La confusion règne, bien sûr ; la Vérité est hors d'atteinte (même si, d'une certaine façon, le roman fait mine de raconter son retour); mais les "vérités" pullulent, comme des mouches. Comme des mouches -ou comme des choses. Les vérités, comme chez ces positivistes dont Houellebecq se réclame parfois, sont des choses, ou comme des choses. Une vérité, chez lui, ne constitue pas une promesse, ne laisse pas entrevoir un avenir. Elle termine ; elle clôt ; elle met fin à la discussion. Elle est toujours une réduction ; elle jouit d'être une réduction. Ainsi : "elle avait légèrement écarté les cuisses, c'était le langage du corps ça, on était dans le réel" (42). Ou encore : cette relation "n'était que l'application d'un modèle" (20) ; "l'amour chez l'homme n'est rien d'autre que la reconnaissance pour le plaisir donné" (39) ; le système électif "n'était guère plus que le partage du pouvoir entre gangs rivaux" (50). Rien d'autre que... La vérité est, comme disait Renan, toujours triste. Aucun apophatisme chez Houellebecq ; pas non plus de relativisme. Ses narrateurs ne peuvent pas grand-chose, mais ils ont lu des sociologues, des psychologues, ou les abrégés qu'en font les journaux. Ils citent Nietzsche, Sun Tzu, Cyrulnik, Clausewitz. Sur le point d'appeler une escort, c'est "l'obscure notion kantienne de devoir envers soi" (196) qui se présente à leur esprit. Tentés par le suicide, ils ne parlent pas de "la dégradation de la vie", mais de "la dégradation de 'la somme des fonctions qui résistent à la mort' dont parle Bichat" (207). C'est faire le savant à peu de frais ; c'est aussi installer entre le sujet et le monde un rapport constamment abstrait, privé de toute fraîcheur et de toute immédiateté. C'est une vieille idée que l'intellect ne connaît pas les singuliers. Et de fait, il n'y a guère de singuliers dans Soumission. Aurélie ou Sandra, Chloé ou Violaine, n'importe : les "conclusions" qu'on tire de leur fréquentation sont identiques (21). Tout est pris dans des séries ; tous sont pris dans des séries. L'existence individuelle est une "brève illusion" (127). Triomphe de la sociologie. Les personnages de Houellebecq logent entièrement dans les statistiques. D'où suit qu'il n'y a pas d'autrui, ou à peine. L'unique véritable objet du narrateur, lui-même mis à part, c'est "la société". On comprend que le sensible n'est pas à la fête, même quand son irruption paraissait aller de soi. Ainsi, les rêveries érotiques du promeneur mâle dans Paris sont décrites comme "la détection des cuisses de femmes, la projection mentale reconstruisant la chatte à leur intersection, processus dont le pouvoir d'excitation est directement proportionnel à la longueur des jambes dénudées" (177). Description qu'on croirait faite exprès pour désamorcer "l'excitation" qu'elle mentionne. Ailleurs, quelques coïts