« Trois collections de livres illustrés des Éditions Albert Lévesque (1926-1937) : un cas de transferts culturels France-Québec ? », Mens, revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, vol. 5, n°2, printemps 2005, p. 397-430. (original) (raw)
Related papers
Mens: Revue d'histoire intellectuelle de l'Amérique française, 2005
S’il est admis que le livre illustré au Québec est l’héritier de la tradition française, de nombreuses interrogations demeurent quant à l’origine, au mode de diffusion et à l’expression de cette pénétration en terre nord-américaine. Grâce à l’exemple de trois collections de livres illustrés publiés aux Éditions Albert Lévesque dans les années 1920 et 1930, il est possible de mettre à jour une série de transferts culturels entre la France et le Québec tant dans le contenu que dans la mise en forme des ouvrages. Ces liens révèlent le rôle majeur de la médiation éditoriale ainsi que l’influence de la formation des artistes dans le développement du livre illustré au Québec.
Si le livre illustré au Québec est héritier d'une certaine la tradition française, de nombreuses interrogations demeurent quant à l’origine, au mode de diffusion et à l’expression de cette pénétration française en terre nord-américaine. Par l’étude des « Romans de la jeune génération », une collection de romans illustrés pour adultes publiés par Albert Lévesque à Montréal, notre objectif est d’identifier une série de transferts culturels entre la France et le Québec, tant au niveau du contenu littéraire (nature des textes) qu’à celui de la présentation matérielle des ouvrages (format, couverture, mise en page, médium, style des illustrations et nature de la relation texte-image). Ces liens révèlent l’influence du milieu éditorial français, en particulier Bernard Grasset, Arthème Fayard et Ferenczi & Fils, mais aussi l’impact de la formation, en France ou par des enseignants formés en France, des artistes canadiens-français dans le développement de la gravure et du livre illustré au Québec.
L’affirmation de l’histoire culturelle comme champ historiographique se produit au cours des années 1980, lorsque la publication de textes à l’ambition théorique a permis de conceptualiser cette approche, notamment en France sous les plumes de Roger Chartier et Pascal Ory1. D’emblée, le champ d’investigation de l’histoire culturelle est apparu particulièrement vaste. Faisant fi des distinctions académiques traditionnelles entre culture savante et culture populaire, cette approche s’intéresse à l’étude des objets en société, le terme « objet » étant entendu dans son sens le plus large. Il couvre ainsi toutes les formes d’expression culturelle, « qu’il s’agisse d’une chanson des rues, d’un traité de philosophie ou d’une course cycliste2 ». Ces objets, que l’on qualifiera de biens culturels ou de pratiques culturelles, peuvent donc être matériels ou immatériels. Par ailleurs, le caractère de durée de ceux-ci est parfois éphémère, comme peut l’être celui d’une fête, d’une affiche publicitaire, d’une caricature, d’une mode vestimentaire ou encore d’une programmation radiophonique. Ces différents objets ont en commun de constituer des phénomènes symboliques envisagés dans leur dimension collective. L’histoire culturelle s’intéresse donc, selon les mots de Pascal Ory, à « l’ensemble des représentations collectives propres à une société3 ». En termes de pratique historienne, l’histoire culturelle peut donc être définie comme une « histoire sociale des représentations4 ». C’est le regard que ce champ porte sur les phénomènes envisagés, autrement dit l’intégration sociale de ces objets dans la vie culturelle, qui nous intéresse. L’une des notions qui semble avoir grandement nourri la recherche en histoire culturelle est celle de transfert culturel, développée par les germanistes Michel Espagne et Michael Werner à travers plusieurs textes à caractère programmatique, pour étudier les emprunts que les cultures française et allemande se sont mutuellement faits depuis le xviiie siècle5. La théorie des transferts culturels analyse les mouvements de personnes, d’objets, de discours ou d’esthétiques entre deux aires culturelles – qui ne sont pas forcément des pays – à travers les différentes étapes de sélection, de médiation et de réception des références étrangères par la société d’accueil. Ce principe méthodologique met l’accent, d’une part, sur les processus de transformation, d’adaptation et d’appropriation, voire de re-sémantisation, des pratiques culturelles opérés au cours de ce mouvement et, d’autre part, sur les types de médiation qui permettent le transfert : quand ces médiateurs sont humains (groupes ou individus comme des artistes, auteurs, éditeurs, libraires, professeurs, etc.), on parle d’agents ou de passeurs culturels ; quand ils sont d’ordre matériel (livres, revues, oeuvres, etc.), il est plutôt question de supports du transfert. L’étude des transferts culturels n’insiste cependant pas tant sur les modalités du déplacement lui-même que sur les stratégies et les enjeux qu’il masque, liés aux médiateurs, mais aussi aux contextes de départ et d’accueil. Même si la relation entre deux systèmes culturels est généralement asymétrique, cette approche a la particularité de mettre en valeur le caractère actif des échanges entre les cultures émettrice et réceptrice : il y a sélection, transformation et appropriation des objets et des pratiques culturels selon la sensibilité de chaque récepteur individuel, mais aussi en fonction des besoins de la société d’accueil et des motivations conjoncturelles (légitimation ou subversion d’un pouvoir, d’une position, d’une idéologie). À cet égard, l’étude des transferts culturels s’intéresse autant aux emprunts qu’aux rejets, et donc aux points de rupture entre deux formations culturelles. Loin d’être un phénomène passif, le transfert culturel contribue à la création d’une production toujours originale et inédite...