Intra/Extra muros : au-delà de la spécificité du lieu (original) (raw)
Intra/extra muros : au-delà de la spécificité du lieu, ou le site dans le réseau des espaces publics. « Dans les Babels illusoires du langage, l'artiste peut avancer dans le but spécifique de se perdre. » 1 1. De point de vue historique, la problématique du site et de sa spécificité est liée aux tentatives minimalistes et conceptuelles de problématiser le rapport entre l'oeuvre artistique et son contexte d'exposition. Cependant, si l'art conceptuel a permis de redéfinir les conditions de production, de diffusion et de réception de l'objet artistique, il n'a pas pourtant pu échapper à sa propre fétichisation en tant que marchandise et à sa récupération par le circuit commercial qu'il a tenté de mettre en cause. Ainsi, malgré sa dématérialisation, la construction esthétique demeura « un objet d'échange dont l'accessibilité publique n'est qu'un leurre culturel ». Le travail critique de Claude Gintz, traducteur des textes de Benjamin Buchloh en France, rend compte de ce phénomène historique comme d'une sorte de fait marquant dans l'évolution du post-minimalisme et de l'art conceptuel. 2 Parallèlement, plusieurs travaux post-conceptuels ont poursuivi une critique du contexte institutionnel de l'art et de la manière dont ce dernier influe sur la production plastique proprement dite (Daniel Buren et Hans Haacke par exemple). Ces travaux engageaient un dialogue avec leur propre lieu d'exposition, visant à questionner la façon dont les structures d'encadrement et de diffusion de l'art conditionnent sa réception, son contenu et son rôle culturel, en le transformant en discours idéologique. Des oeuvres relevant du Land Art ont délocalisé l'entreprise esthétique, investissant des lieux non-institutionnels et introduisant un ensemble d'oppositions binaires à travers lesquelles la problématique du lieu (de sa valeur symbolique, phénoménologique, historique) 1 « In the illusory babels of language, an artist might advance specifically to get lost. » Robert Smithson, "A museum of Language in the Vicinity of Art", in Nancy Holt (éd.), Maison de la Culture et de la Communication, Saint-Etienne, 12 novembre 1987-16 janvier 1988, cat. d'exposition, p. 12. 1 sembla se détacher de celle du système d'encadrement de la production artistique. 3 Le site est ainsi engagé d'une manière forte, soulignant l'opposition entre le lieu de l'oeuvre (le non-site naturel dans lequel elle se réalise) et celui de l'institution (le site culturel dans lequel elle s'expose). Or, justement, la particularité de telles pratiques (notamment l'impossibilité d'une vision globale de l'oeuvre, son caractère éphémère et son accessibilité problématique), a nécessité le recours à des moyens de diffusion qui, bien qu'apparemment périphériques au travail proprement dit, ils en font pour autant partie intégrante. L'entreprise artistique est ainsi délocalisée encore une fois, à travers l'information, mais cette fois dans le sens inverse : si l'investissement des sites non-institutionnels marque un mouvement du centre vers la périphérie, l'emploi de moyens comme la photographie et le texte réinsère le travail dans le contexte institutionnel, sous forme d'objets amovibles et où l'art sert comme d'intermédiaire, il se place d'emblée dans le domaine de la communication. Jacques Derrida, cherchant à saisir le contenu véhiculé (mieux : communiqué) par le signifiant « communication », distingue entre l'emploi sémio-linguistique du terme et le sens qu'il prend dans le monde naturel ; dans le premier cas, la communication est conçue en termes de medium transitif de signification, comme moyen de transport de sens ; dans le second, le terme renvoie plutôt au passage, au pont qui peut relier deux lieux physiquement et culturellement séparés. 15 Comme le note Derrida, il ne faudrait pas considérer la communication au sens « naturel » comme primaire ou originelle, et sa signification linguistique comme une extension métaphorique de cette dernière. 16 La valeur de déplacement, de transport, est constitutive du concept de métaphore à travers lequel on essaie de rendre compte du déplacement sémantique qui advient entre les deux significations de la communication. En d'autres termes, la communication en tant que transfert de contenu ne saurait être expliqué à travers la métaphore : elle est métaphore. Dans sa contribution au catalogue de la Documenta 5 (1972), Robert Smithson mettait en question l'ensemble de l'infrastructure institutionnelle et commerciale du monde de l'art, en suggérant que « les musées, comme les prisons et les asiles, ont des locaux et des cellules, en d'autres termes, des chambres neutres appelées galeries. L'oeuvre d'art, une fois placée dans la galerie perd sa puissance et devient un objet transportable ou une surface désengagée tout comme le parergon, il est un pont, un passage, il assure la communication entre deux espaces publics différents, qu'il parvient à lier à travers l'emploi de formes populaires d'appropriation de la Haute Culture et de ses dérivés. Le site est abordé comme un pont et, mis en perspective culturelle, se positionne à l'intersection et assure la communication d'autres lieux possibles. Comme le note Hirschhorn « le plus important, c'est de créer des liens entre les choses qu'on ne peut pas lier ». Vangelis Athanassopoulos 18 Projet pour la Documenta 11, Kassel, 2002.