La traduction a été pour moi une désaliénation! - Part II - Bulletin of Francophone Postcolonial Studies - University of Birmingham (UK) - Autumn 2014 (original) (raw)
AC: Dans cette deuxième partie de l'entretien, je voudrais revenir sur ton parcours personnel d'écrivain et de traducteur. Quel rôle a joué la traduction, par exemple, dans ton cheminement vers l'écriture? RE: La traduction a eu pour moi un effet désaliénant. Traduire m'a permis de gommer toutes les aspérités de mon être créole. J'ai eu une éducation française, je veux dire francophone plutôt. Il me semble intéressant de le dire, parce qu'il y a, chez nous, un vieux cliché, disant qu'on nous a enseigné 'nos ancêtres, les Gaulois'. Et face à ce cliché-là, on en pose un autre qui dit que nos parents, nos aïeux, nous interdisaient la langue créole. Moi, je n'ai jamais subi cette éducation, d'autant que dans ma famille, composée à 75% de dits mulâtres ou assimilés, les ancêtres gaulois n'étaient pas si loin que cela. Ma relation au créole était par conséquent beaucoup plus subtile, à mon sens. Les adultes se parlaient souvent en créole, c'était la langue de la familiarité dans mon environnement enfantin. On s'adressait aux enfants en français, c'était une manière de marquer, d'insinuer le rang de la famille. Les enfants pouvaient s'ils le voulaient se parler en créole, c'était la langue du jeu, de la moquerie, des blagues entre copains, mais il était strictement interdit, sous peine de réprimandes de s'adresser à un adulte en créole. Un adulte, lui, pouvait vous adresser la parole en créole. Il s'agit donc vraiment d'une autre relation à la langue créole. Ainsi, j'ai quand même minoré la langue dans mon parcours personnel. J'ai acquis, malgré moi, la conviction que la langue créole était la langue basse et que la parler était dévalorisant, avilissant plutôt... Pour autant, je prenais toutefois extrêmement plaisir à parler le créole avec d'autres populations, qui, elles, étaient beaucoup plus dans cet univers. Cela me donnait une sorte de prétention, un doux sentiment de domination. Quand j'y pense j'en ai presque honte, mais les murs étaient beaucoup plus épais qu'aujourd'hui entre les différentes populations et la langue était encore très empreinte de ces préjugés de classe et de race. Quand j'ai donc commencé à traduire en créole, je me suis rendu compte de tous ces atavismes, de toutes ces tares et surtout des idéaux qu'ils véhiculaient en moi. C'est pour cela que je parle de désaliénation au niveau des préjugés de classe et de race véhiculés à l'insu de la langue. À travers la traduction, je me suis rendu compte que je me réappropriais cette langue, que je l'épurais à mesure du temps et que, de plus en plus, elle prenait des couleurs, de la vigueur, du sens pour moi, elle devenait une réalité tangible, une dynamique féconde de ma pensée, de ma mémoire, de ma réflexion.