Négationnisme et concurrence des victimes (original) (raw)

Négationnisme et concurrence des victimes. Le négationnisme est un dispositif rhétorique doté d'une logique interne, d'un répertoire de motifs récurrents et d'un arsenal de techniques argumenta-tives ayant pour but de semer le doute sur la réalité de l'extermination nazie. On peut l'analyser en tant qu'objet sémiotique particulier en démontant les stratégies interprétatives et discursives dont se servent les « Eichmann de papier » – l'épithète est de Pierre Vidal-Naquet – pour soutenir que la Shoah est une invention de la propagande sioniste. Mais un dispositif rhétorique n'agit pas dans le vide. Il n'existerait pas, si ce n'est dans la tête et dans les discours d'un nombre restreint de personnes, sans un auditoire réceptif, sans un système culturel disposé à l'accueillir, ne fût-ce que pour le blâmer ou le censurer. D'où il s'ensuit que le négationnisme a besoin de quelqu'un qui en assure le fonctionnement, en amorçant les circuits de communication qui le rendent efficace. Si, à titre d'hypothèse, on le désamorçait, comme avait suggéré de le faire McLuhan à propos du terrorisme des années de plomb en Italie, il disparaîtrait en tant que phénomène social, ou du moins il serait à nouveau relégué au sein des circuits semi-privés de ses partisans actifs. Dans cet article, je porterai mon attention sur certaines dynamiques culturelles initiées par le négationnisme dès sa première apparition sur la scène médiatique au cours de l'hiver 1978-1979, lorsqu'explosa en France le cas Faurisson. Pourquoi les négationnistes se sont-ils imposés à l'attention publique précisément à cette occasion, après trente ans d'activités souterraines ? Comment ont-ils été présentés par les médias, quel rôle ont-ils conquis sur la scène publique et comment sont-ils parvenus à élargir leur auditoire compte tenu du fait que le négationnisme avait été jusqu'alors un phénomène marginal sur le plan culturel, capable tout au plus de passionner quelques nostalgiques du nazifascisme ? L'hypothèse est la suivante : les négationnistes ont commencé à conquérir un auditoire plus large lorsqu'ils ont appris à exploiter à leur propre avantage les polé-miques sur la mémoire qui faisaient rage à l'époque en Europe et aux États-Unis. Il s'agissait de conflits concernant, d'une part, le caractère présumé unique et incommensurable de la Shoah et, d'autre part, l'apparition de mémoires concurrentielles qui contestaient cette primauté – à l'aide de formats narratifs calqués sur le modèle qui avait permis à l'histoire du génocide juif de s'affirmer au sein de l'Encyclopédie