Les Vases Brisés : quatre variations sur la tâche du traducteur (École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1998) (original) (raw)

En formulant un peu grossièrement, donc, et sans les nuances qu'il serait nécessaire d'introduire, on peut dire que jusqu'à la fin du XVIIIè siècle -à savoir, de Cicéron jusqu'au seuil du classicisme et du romantisme allemands -les écrits sur la traduction proviennent surtout de deux sphères : de la poétique et de l'exégèse des Écritures. Dans la première, la tâche a été pensée et à partir de considérations empiriques qui surgissaient du travail concret du traducteur (où les versions des oeuvres classiques gréco-romaines occuperaient un rôle central), et à partir d'une doctrine générale des arts du langage -la rhétorique et la poétique -, où la conception dominante soumit la traduction aux oppositions et hiérarchies de la mimésis -original/dérivé, modèle/copie, etc. -, ce qui se perçoit encore chez les encyclopédistes et dans le classicisme français, par exemple, où s'imposa avec force la métaphore de la traduction comme peinture ou copie d'un original. Parmi les témoignages les plus remarquables de cette tradition, on peut mentionner d'ores et déjà ceux Dans la sphère théologique, où Saint Jérôme et Luther sont deux piliers fondamentaux, la réflexion sur la traduction fut subordonnée à l'exégèse des Saintes Écritures et très souvent dirigée par des considérations dogmatiques en relation avec la transmission du canon biblique. Les discussions fructueuses, cependant, foisonnèrent, particulièrement pour défendre ou s'opposer aux versions, méthodes et suppositions de ces deux grands traducteurs. De ces disputes rendirent compte, entre autres, Thomas More, Tyndale et Fray Luis de Léon. 5 * C'est seulement à la fin du XVIIIè siècle que la pensée de la traduction subit un tournant décisif par rapport à la double tradition antérieure, particulièrement en Allemagne, où elle devint tributaire de la réflexion philosophique et herméneutique; on commença à interroger la tâche dans le cadre de théories générales sur le langage, la raison, la culture ou la vie de l'Esprit. Schleiermacher, par exemple, sans abandonner tout à fait les considérations empiriques, dans son essai Des différentes méthodes du traduire, s'interroge sur la nature du traductif à partir de la sphère des processus interprétatifs et communicatifs entre les hommes déterminés comme subjectivités; la traduction reste associée à une investigation sur ce que signifie "comprendre" le sens d'un texte ou le message d'un émetteur. Il s'ouvrait ainsi un chemin fructifère qui fut parcouru jusque dans ses dernières conséquences tant par les penseurs du classicisme consiste en grande partie à prendre en charge de manière critique -dans une sorte de mouvement négatifl'histoire A partir de l'éclatement des significations du symbole du récipient -significations qui oscillent entre le grec et l'hébreu -, on essaiera donc de penser une éthique de la traduction, ou, plus précisément, une traduction comme fondement éthique, laquelle serait hétérogène aux formulations éthiques reposant sur d'autres formes de "duction", particulièrement sur la "déduction" logique, qui domine, par exemple, la morale kantienne. Il semble que ce soit le destin de la réflexion morale, et dans une certaine mesure de la pensée en général, de reposer sur différents préfixes qui annoncent différentes "ductiones". 21 A la dé-duction, qui promet la conduction ou la communication comme une descente -un tirer depuis en haut -dans l'aire logicomathématique, s'ajoute l'in-duction, qui promet la "duction en" -un faire avancer, un conduire vers -dans le champ expérimental. La pro-duction, qui caractérise le domaine pratique, et la repro-duction, ne seraient que d'autres variantes parmi les nombreuses possibles. Face à toutes, on prétend voir dans quelle mesure la spécificité de la traduction, qui promet la conduction et la communication -le "passage à travers" -dans le domaine des textes, quoique non exclusivement, est un modèle propre et distinct qui peut s'utiliser pour penser d'une autre manière. Qu'arriverait-il si on se servait de la traduction pour analyser ces sujets traditionnellement réservés à d'autres formes de duction, à savoir l'éthique, la soustrayant ainsi de la déduction de lois universelles (Kant) ou de la production du plus grand bonheur possible (utilitarisme). A cette question, ce qui suit prétend ébaucher une réponse. Et, d'ores et déjà, on peut rappeler ce qu'affirmait le même Benjamin: « Le concept de style philosophique n'a rien de paradoxal. Il a ses postulats. Ce sont : l'art du discontinu, par opposition à la chaîne de déductions... la répétition des motifs par opposition à la platitude de l'universalisme... La présentation de la vérité comme unité et comme singularité n'exige nullement un ensemble continu et cohérent de déductions à la manière de la science ». 22 de la pensée et des métaphores concernant la traduction auxquelles Benjamin s'oppose, pour ensuite offrir une ébauche sommaire des aspects à traiter dans les trois restantes, dans lesquelles se présentent les éléments du * Regardez, le soleil obéit à ma syntaxe.