LES AMBIVALENCES DU RELIGIEUX DANS LE GENIE DU CHRISTIANISME (original) (raw)
On a pu voir dans le Génie du christianisme, un curieux Janus, monstre hybride, fait de contradictions et de chimères : « Qu'est-ce que cet ouvrage ?, s'interrogeait Ginguené. Est-ce un livre dogmatique, ou une poétique, un traité de philosophie morale ? » 1 S'il prend place dans la littérature apologétique, le Génie du christianisme apparaît en effet comme une oeuvre inclassable, où à la démonstration argumentée de la perfection du christianisme se mêlent les scènes romanesques, les extraits de récit de voyage, la critique littéraire, la description poétique ou encore l'expansion lyrique d'un coeur infortuné. Certes l'auteur du Génie se place dans le sillage des grands ouvrages apologétiques des Lumières, fondés sur la démonstration physico-théologique de l'existence de Dieu par les merveilles de la nature : depuis l'Existence de Dieu démontrée par les merveilles de la nature du newtonien Nieuwentijt jusqu'au Spectacle de la nature de l'Abbé Pluche, en passant par La Religion de Louis Racine ou La Grandeur de Dieu dans les merveilles de la nature de Dulard, l'apologétique des Lumières place au coeur de son argumentaire un finalisme dont la première partie du Génie est profondément imprégnée. Comme l'a bien montré Sylviane Albertan-Coppola, la philosophie des Lumières « semble avoir investi la pensée théologique », dans une tentative pour « concilier béatitude éternelle et bonheur terrestre » 2. La tradition philosophique attachée à l'aspiration naturelle de l'homme vers le bonheur a fait de la religion chrétienne elle-même l'un des instruments de cette félicité. Ainsi Chateaubriand citait en exergue de la première édition de son texte cette réflexion de l'Esprit des Lois : « Chose admirable ! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci » 3. Mais comment concilier cette harmonie du bonheur terrestre et de la félicité céleste avec la conscience du tragique de l'Histoire et de l'inquiétude fondamentale du coeur humain ? La citation de Montesquieu – qui célébrait l'accord naturel de la religion chrétienne avec un gouvernement modéré – sera supprimée dans les éditions ultérieures du Génie, qui, remontant à la tradition augustinienne, ne cessent d'affirmer que la félicité n'est plus en l'homme qu'une aspiration vers cet idéal qu'il ne saurait atteindre en ce monde 4. En effet, Chateaubriand s'éloigne de l'apologétique des Lumières par l'affirmation de la profonde irréductibilité de la nature à la Raison, et à sa finalité pragmatique. Cet Accord du christianisme et de la raison que célébrait l'abbé Gauchat semble avoir été définitivement brisé.