Créer de nouveaux concepts (original) (raw)

2016, Armand Colin

Quel est le vocabulaire, le lexique du sociologue ? La question est centrale pour toutes les sciences, et donc pour la sociologie. C'est d'autant plus nécessaire que le sociologue a souvent à faire avec des termes du langage ordinaire utilisés par les individus pour justifier, pour organiser leurs pratiques quotidiennes, ou pour en parler spontanément. Ces termes du langage ordinaire, qu'Émile Durkheim appelait « prénotions » dans son livre Les règles de la méthode sociologique en 1894, doivent selon lui être chassés et remplacés par des notions forgées par le sociologue. Une prénotion n'est pas une notion car elle n'est jamais définie, mais utilisée avec sens flottant, ambigu, qui permet à l'individu d' organiser ses pratiques, ses espérances et ses haines. Durkheim préconisait la définition systématique des notions utilisées par le sociologue. Il avait l'ambition de créer de toutes pièces un langage sociologique – détaché des mots de la langue courante et dégagé des connotations politique ou morale – permettant de décrire et d'expliquer les phénomènes sociaux. Dans sa thèse d'État intitulée Les mots de la sociologie (et partiellement reproduite dans son livre Le raisonnement sociologique, 1991), Jean-Claude Passeron défend cependant l'idée que le vocabulaire de la sociologie est d'abord un langage construit sur la base du langage naturel. Les notions peuvent être inventées mais elles s'appuient de façon inévitable sur les mots du langage courant. Le social ne peut se décrire par une série de symboles ou d'équations, par les signes d'un langage formel abstrait comme dans les sciences physiques. La sociologie doit utiliser des mots et faire avec l’imperfection des mots pour décrire le réel d’un point de vue scientifique. Dans son texte, Fabien Truong montre comment on crée un concept fait de termes ordinaires, le « collectif d’alliés » qui désigne une organisation centrale de la vie académique des étudiants issus des milieux populaires. Alors que certaines enquêtes reprennent des termes consacrés, d’autres enquêtes construisent de nouveaux outils de pensée, des concepts, pour mieux rendre compte du social. Quatre exigences pour vérifier le bien-fondé d’un nouveau concept sont alors énoncées. À l’issue du chapitre, on comprend que faire de la théorie consiste à définir clairement des mots ou des expressions ainsi que leurs propriétés. On apprend également que les notions théoriques en sociologie sont (toujours) créées pour décrire, comprendre, expliquer, des choses générales dans un contexte social particulier (ici des jeunes adultes de milieu populaire, vivant en banlieue, qui font des études supérieures). Une fois l’usage et l’intérêt de cet outil bien définis dans son contexte, le concept est susceptible d’être appliqué dans d’autres contextes pour généraliser, éventuellement, son intérêt scientifique. On pourrait ainsi penser que la notion de « collectifs d’alliés » est utile notamment pour tout individu en situation de mobilité sociale ou géographique qui cherche à mobiliser des ressources collectives, ou encore dans des situations nouvelles qu’il ne maîtrise pas. La construction de nouvelles notions permet de modifier le regard sur le réel et suscite alors de nouvelles questions, de nouvelles recherches.