Lecteur / spectateur / voyeur : « Wildgoose Lodge » et la langue dé-structurante de l'horreur (original) (raw)

« Wildgoose Lodge » , nouvelle de l’écrivain irlandais William Carleton écrite en 1830, emprunte son titre à une ferme isolée dans laquelle résidait la famille Lynch, et reprend avec précision les événements tragiques qui la frappèrent une nuit d’octobre 1816. À cette période, l’Irlande majoritairement rurale est gangrénée par la récession. Elle devient le théâtre de nombreuses scènes d’évictions, où les propriétaires terriens protestants délogent les paysans catholiques travaillant sur leurs terres. À cela s’ajoutent un temps capricieux, des récoltes abîmées par les pluies et la vague conséquente de maladies et de périodes de famine, et ce tout au long du siècle. C’est dans ce contexte de violence rurale exacerbée que la famille Lynch subit un premier raid organisé en avril 1816 par des membres des Ribbonmen. Cette société secrète catholique, fortement assimilée à la lutte armée et terroriste pour les droits des métayers fut un temps adulée et rejointe et par Carleton, notre auteur, et, au sein de la diégèse, par le gendre de Lynch, Rooney, avant que tous deux n’en renient les principes. Ce raid visant à dérober des armes à Edward Lynch se conclut par l’arrestation et l’exécution de trois hommes suite aux accusations de Lynch et de Rooney. Les événements dits de ‘Wildgoose Lodge’ ne sont que la réplique, l’attaque vengeresse à la violence démultipliée faisant suite à ce raid avorté. La nuit du 29 au 30 octobre 1816, un groupe d’une centaine d’hommes menés par une quinzaine de Ribbonmen et leur leader, Pat Devan (un instituteur du village voisin), encerclent la ferme et y mettent le feu, assassinant huit de ses occupants restés piégés à l’intérieur. Dix-huit hommes dont le fameux ‘Paddy’ Devan sont par la suite dénoncés, arrêtés et exécutés par la magistrature anglo-irlandaise protestante. Une dizaine de corps pendus sont ainsi exposés à la vue de tous pendant des mois, véritable spectacle morbide appelé ‘gibbeting’, et pratique courante à cette époque. William Carleton (1794-1869), né catholique et converti au protestantisme l’année même de la rédaction de la nouvelle, décide de s’emparer de l’histoire lorsqu’il est lui-même confronté à cette vision de mort. Sa nouvelle se compose de deux parties relativement égales et distinctes, à savoir la réunion nocturne des Ribbonmen dans une chapelle, véritable écho satanique d’une messe chrétienne conjuguant maint clichés gothiques et démoniaques, puis la marche vers l’exécution et la mise à mort de la famille Lynch dans l’incendie de leur foyer. Cette histoire n’est pas unique dans sa violence et ses causes ; elle perdure néanmoins dans l’inconscient collectif bien au-delà du XIXe siècle. Les ruines de la ferme sont encore l’objet de photographies, voire de projets artistiques et commémoratifs (comme celui de l’universitaire irlandaise Tracy Fahey). Historiens et littéraires continuent quant à eux de publier de nombreux articles sur les faits, l’impact mémoriel, mais aussi sur l’appropriation littéraire par William Carleton d’un tel drame. La nouvelle peut d’ailleurs interpeller le critique littéraire par son traitement clairement gothique d’un événement historique, là où l’on pourrait attendre une narration factuelle à vocation testimoniale. C’est toute la complexité d’un texte inscrit dans un contexte social, historique et politique fort, mais également dans une tradition littéraire spécifique, caractérisée par l’angoisse, l’ambivalence et la marge. L’usage assumé de certains codes, motifs et éléments formels rappelle en effet le mode gothique irlandais, pour parfois le transcender. Certains y verront même une intention mercantile de la part d’un auteur marginal cherchant à conquérir un lectorat plutôt protestant et anglo-irlandais, suivant les pas tracés de ses contemporains (Le Fanu, Edgeworth…). Dans le cadre de ce séminaire nourri par des interrogations sur la langue du lecteur, nous tenterons d’engager une réflexion sur le rôle de l’auteur en tant que lecteur d’un fait historique, conteur, et utilisateur du mode gothique. Nous verrons par la suite s’il est envisageable de parler d’intention auctoriale au service de laquelle la langue se ferait langue de l’horreur. Enfin, il nous paraît pertinent de jauger la langue de l’auteur à l’aune de celle du lecteur (et quel lecteur ?) et de questionner l’éventualité d’une uniformisation des effets de lecture.