Déplacements, décentrages : le roman en transit (original) (raw)

Nous ne sommes ni Européens ni Nord-Américains, mais dépourvus de culture originale, rien ne nous est étranger, car tout nous l'est. La laborieuse construction de nous-mêmes s'opère au sein d'une dialectique raréfiée entre le non-être et l'être autre. (Paulo Emílio Sales Gomes, Cinema: Trajetória no subdesenvolvimento) I. Une réponse à la crise La Littérature comparée, un domaine de recherche institué au XIX ème siècle et d'orientation traditionnellement eurocentrique, s'est vue dans l'obligation de redéfinir ses principes et ses pratiques pour se réinventer face aux nouveaux défis lancés par les transformations historiques, politiques et culturelles, en oeuvre principalement à partir des années 1990. L'un des premiers signaux de cette réaction est apparu dans une collection d'essais réunis par Charles Bernheimer et publiés en 1995. Celui-ci y diagnostiquait une sorte d'inquiétude qui semblait hanter le comparatiste, dont le champ d'étude est par nature, selon ses propres mots, « instable, mouvant, incertain et autocritique » 1 . La crise n'était pas nouvelle, on le sait bien. En 1958, René Wellek avait déjà souligné la situation précaire de cette discipline, incapable qu'elle est d'« d'établir un objet d'étude distinct et une méthodologie spécifique » 2 . Par la suite, sans pour autant abandonner l'accent mis sur les identités nationales et linguistiques, la discipline a cherché à élargir ses horizons et ses limites en incorporant le multiculturalisme et les politiques d'identité dans le but de dépasser certaines de ses impasses. Quelques décennies après la constatation de Wellek, le domaine semblait donc encore aux prises avec des dilemmes de définition. Le bilan des pertes et profits ayant résulté des diverses voies empruntées à cette époque, ainsi que la conscience de l'urgente nécessité d'offrir des réponses à la conjoncture contemporaine, ont amené Bernheimer à défendre un « élargissement global de perspective », à prôner « les qualités de la dépossession » et à remettre en question « l'autorité centralisatrice », des mesures qu'il considérait comme * Professeure titulaire de Littérature anglaise et comparée de l'Université de São Paulo. Cet article est issu d'une recherche sur les relations entre le roman anglais et le roman brésilien au XIX ème siècle, dont une partie du financement est assuré par le CNPq.