La tragédie religieuse de la Renaissance et le mystère médiéval : l'attirance d'un contre-modèle, Seizième Siècle, n° 6, 2010, pp. 95-105. (original) (raw)
La première grande fracture qui marque l'histoire de notre théâtre ancien ne se situe pas à la fin du XV° siècle, au passage du Moyen Âge à la Renaissance, comme le veut la présentation admisse en histoire littéraire, mais plutôt au milieu du XVI° siècle. Des changements et des bouleversements considérables vont marquer plusieurs siècles de la vie théâtrale : on passe d'un théâtre européen, le théâtre de la chrétienté, à un théâtre national qui illustre la langue et la littérature française ; d'un théâtre destiné avant tout à la représentation et qu'on peut dire populaire, à un théâtre littéraire soucieux de théorie, mais qui peine à trouver son public ; d'un théâtre essentiellement religieux qui illustre une vision chrétienne (les mystères) ou, quand il est profane, à qui le christianisme sert de référence contestée (la farce), à un nouveau théâtre qui se dégage de la sphère chrétienne et biblique, va chercher ses sujets de tragédies dans l'Antiquité dite païenne, n'oppose plus le sacré et le profane mais, fidèle à ses sources antiques, en revient aux catégories du tragique et du comique. Les dramaturges qui écrivent à partir de 1550 se servent des nouvelles formes dramatiques. Pourtant, ceux qui s'attachent aux sujets religieux – au XVI° siècle, la tragédie religieuse est presque exclusivement une tragédie biblique – et qui sont très généralement des Réformés militants jusqu'avant dans les années 1560, ont vu des représentations de mystères et ont même pu lire certains textes édités ; ils connaissaient donc bien ce théâtre de forme médiévale. Cela explique sans doute que, malgré l'installation d'un nouveau patron de la tragédie, on sente chez eux quelque attirance pour la forme du mystère que la doxa littéraire du temps rejetait. Ce phénomène ne concerne guère plus de cinq dramaturges, qui publient entre 1547 et 1566 : de Marguerite de Navarre à Louis Des Masures, en passant par Théodore de Bèze, Joachim de Coignac et Antoine de La Croix – des plus originaux aux plus médiocres –, tous montrent qu'ils connaissent les mystères, se laissant parfois influencer par eux tout en les refusant de quelque manière 1. C'est à démêler cette contradiction que nous nous attacherons, en examinant, après avoir posé le contexte du passage du mystère à la tragédie, les reprises et les refus du mystère par la tragédie biblique. Entre mystère et tragédie Redisons-le : les mystères constituent un genre vivant pendant la première moitié du XVI° siècle. Liée à des représentations ou à l'impression, toute une activité littéraire se poursuit : des textes anciens sont corrigés, remaniés, compilés ; des textes nouveaux, d'intérêt inégal, sont composés, le plus souvent dans des formes anciennes. Quant aux mystères de la Passion, le genre n'est plus créateur, mais les fatistes reprennent, en les retouchant, les grands textes canoniques du XV° siècle – les Passions de Gréban et de Jehan