Privé de public (original) (raw)

Il y a un peu moins de vingt-cinq ans, quand nous nous sommes rassemblés pour créer Transquinquennal et commencer notre travail, deux sentiments soutenaient nos discussions. Notre dégoût pour ceux qui font usage de la rhétorique du langage théâtral, cultivant «L'art d'avoir toujours raison» pour convaincre le spectateur à tout prix (avec, comme conséquence, notre refus de l'efficacité) et la certitude que l'existence de la forme théâtrale est transitoire et éphémère, comme toutes les manifestations sociales, et certainement ni sacrée, ni éternelle. Il nous semblait que, comme créateurs, ce qui était à investir n'était pas le théâtre dans sa forme muséale ou de «karaoké classique» 1 , mais la relation vivante du spectacle avec les spectateurs. La «crise» du spectateur n'est pas la conséquence d'une stérilité des créateurs dans leurs rapports avec les publics. Mon intuition est qu'elle est plutôt l'une des conséquences d'une formalisation, d'une sédimentation de la relation que le théâtre entretient avec les spectateurs. Si aujourd'hui nous avons le sentiment que cette relation est plus fragile, ou plus incertaine qu'il y a quelque temps, c'est certainement la faute d'une évolution de la société, des techniques, de la crise économique ... tous facteurs que je n'aborderai pas ici, mais sans aucun doute aussi la conséquence de la normalisation de nos pratiques, de notre inertie ou de notre hypocrisie. Il y a un hiatus entre le théâtre tel qu'il se pratique, tel que nous le pratiquons, et la relation du spectateur au spectacle telle qu'elle s'inscrit dans son/le réel. Je crois que nous pratiquons un théâtre qui, en grande partie, dans ses habitudes, dans ses sujets et dans ses formes, veille à s'inscrire dans certaines «valeurs» de notre société. Nous sommes souvent plus des arpenteurs que des artistes. Ces valeurs, qui figent le réel, sont un fantasme et au lieu de nous rapprocher du spectateur, nous en éloigne. Nous ne faisons plus du théâtre, nous le représentons. Je n'ai pas la prétention de faire la cartographie précise de ce hiatus. J'en décèle certains traits. J'ai choisi d'en analyser ici quelques-uns. Ils sont liés à ma propre expérience, à mes opinions, à ce que je voudrais que le théâtre soit. Ces observations répondent sans doute à mes regrets et à mes frustrations, elles confirment sans aucun doute mes positions et sont partisanes. Depuis vingt ans nous entendons parfois, après une représentation, cette phrase : « Votre spectacle me plait beaucoup, mais ce n'est pas pour mon public ». C'est un programmateur, un directeur, un responsable de lieu qui la prononce. Cette phrase est peut-être une façon polie, socialement acceptable, ne risquant pas de provoquer de riposte ou de créer une rancoeur, de dire «Votre spectacle est STEPHANE OLIVIER-PRIVE DE PUBLIC-COLLOQUE PROSPERO LIEGE SEPTEMBRE 2012-version finale p. 1 / 6 1 «Le théâtre karaoké» expression utilisée par Hans-Thies Lehmann (qu'il affirme avoir empruntée à Dragan Klaic) dans une conférence donnée le 26. octobre 2009 à Ljubljana (AGRFT) The position of the spectator in theatre today (Vloga gledalca v gledališču danes).