« Un mâle agissant » : les moustaches d’Émile Verhaeren (original) (raw)

2017, Interférences littéraires / Literaire interferenties

S'il commence sa carrière littéraire dans les dernières années du XIXe siècle et l'achève trop tôt avec le tragique accident qui lui coûte la vie en 1916, Émile Verhaeren s'inscrit pleinement dans la question de la corpographie auctoriale de l'époque contemporaine, faisant partie des premiers écrivains dont l'image circule en abondance, sous la forme d'innom-brables sculptures, dessins, caricatures, tableaux ou photographies. Sans doute y at -il là conjonction d'un double phénomène : d'une part, Verhaeren fréquentait de nombreux plasticiens qui l'ont représenté, à commencer par sa femme Marthe Massin ou ses amis Théo Van Rysselberghe et Constant Montald ; d'autre part, la mise en scène de son propre corps, y compris dans certains de ses textes, participe d'une stratégie d'omniprésence médiatique dans laquelle les attributs du corps deviennent une marque de fabrique. À l'instar de son ami Mallarmé, ce sont les imposantes moustaches de Verhaeren qui donnent littéralement corps au personnage d'écrivain qu'il compose. Même dans le tableau de Van Rysselberghe intitulé La Lecture d'Émile Verhaeren (1903), où le poète est représenté de trois-quarts dos, un pan de sa moustache permet de le reconnaître instantanément, grâce à un attribut qui lui confère les qualités du « mâle agissant », ainsi que l'avait qualifié Eugène Demolder dans les jours qui ont suivi le décès de l'auteur des Villes tentaculaires. Il s'agit donc de partir du détail anecdotique des moustaches de Verhaeren pour analyser les manifestations d'une corpographie auctoriale qui s'affirme comme très nettement genrée et qui infléchit considérablement la réception de l'oeuvre poétique, théâtrale et critique de l'écrivain.