Établir le catalogue raisonné de l’œuvre d’un artiste, construire la singularité d’un regard. Entretien avec les Archives Henri Michaux (original) (raw)
S’il est un domaine d’activités où la singularité semble pouvoir être mobilisée comme un concept particulièrement pertinent et opérant, c’est bien celui de l’art et de la création artistique. La mise en exergue de la singularité est en effet constitutive du monde de l’art et de la culture, où elle trouve une forme de reconnaissance particulière (Menger, 2003). Historiquement liée à l’avènement de la figure romantique de l’artiste et au régime de la modernité (Heinich, 2005), la singularité qualifie autant le statut créateur – l’artiste – que le produit de l’activité créatrice – l’œuvre, qu’elle soit visuelle, littéraire ou musicale, conçue comme l’expression d’une singularité, motivée par la recherche d’une forme inédite. De ce fait, la problématique de la singularité en art est l’objet, depuis longtemps, de nombreux travaux qui en ont abordé de multiples aspects : à travers des recherches sur le style, dans la lignée des réflexions de Roland Barthes (Barthes, 1953 ; Macé, 2016) ; par une étude des enjeux liés à la signature, notamment dans les arts visuels, conçue comme une stratégie de construction et de valorisation de la singularité (Guichard, 2008) ; ou encore en lien avec une réflexion sur l’authenticité, et ses relations au faux, à la copie, au plagiat ou encore à la reproductibilité (Bessy et Chateauraynaud, 2014), qui ouvre à une réflexion sur ses conséquences juridiques et financières. La question du marché de l’art et de l’économie de la singularité a d’ailleurs capté une bonne part des réflexions récentes sur le sujet (Boltanski et Esquerre, 2017). Il semble donc difficile de faire l’économie de cette notion dès lors qu’on s’engage dans une analyse du fait artistique et de ses productions. Pour autant, la singularité semble demeurer le plus souvent un postulat, implicite ou non, de la plupart des analyses – un point aveugle, finalement rarement questionné ou difficilement investi. Or, comme l’écrit le sociologue Eric Livingston (1995) à propos des manières de définir la poésie, dire qu’on reconnaît qu’un texte est un poème parce qu’il a les propriétés apparentes des poèmes (être en vers, par exemple), c’est passer à côté du phénomène – ou, plus exactement, c’est confondre le phénomène qu’on veut caractériser avec ses manifestations sensibles, en n’interrogeant pas ses conditions de reconnaissabilité. C’est prendre le point de départ pour le point d’arrivée. C’est précisément ce caractère évident, omni-pertinent, de la singularité en art, et sa mobilisation sinon systématique, du moins récurrente, qui a motivé la réalisation de cet entretien avec les Archives Henri Michaux. Nous nous proposions par là d’échanger sur ces enjeux avec ceux pour qui la reconnaissance, la détermination et la gestion de la singularité de l’œuvre d’un artiste se posent au quotidien, de manière très pratique, à travers des problématiques telles que l’analyse d’un dessin, son authentification, ou la préparation d’un catalogue raisonné. Composées de deux personnes, Micheline Phankim, l’ayant droit de Henri Michaux, et Franck Leibovici, les Archives Michaux se présentent comme l’instance de référence sur le travail, poétique et pictural, de l’artiste. C’est là que se jouent les demandes d’autorisation de reproduction des œuvres, de traduction ou d’adaptation des textes, le prêt de dessins pour une exposition, c’est là que sont adressées les demandes d’authentification par les salles de vente et les requêtes de chercheurs voulant se documenter sur tel ou tel aspect du travail. Comme nous l’a expliqué Franck Leibovici, les Archives sont un poste d’observation privilégié de la construction publique de l’œuvre de Michaux : de sa visibilité, des analyses et études qui en sont faites, de sa circulation et de sa valeur sur le marché. Cette position centrale, à l’interface des différents mondes que concernent ces œuvres, en fait un lieu particulièrement intéressant pour observer la multiplicité des perspectives sur l’œuvre et rendre compte de la façon dont se construit sa singularité (ou ses singularités), selon les acteurs impliqués, les contextes et les activités. Ces aspects du travail quotidien aux Archives Michaux ont fait l’objet d’une publication originale, qui introduit le lecteur dans l’arrière-cuisine de la fabrication de la vie publique d’un œuvre : Henri Michaux : voir (une enquête), paru en 2014 aux Presses universitaires Paris-Sorbonne. Inspiré, notamment, de travaux en sociologie des sciences (Latour et Woolgar, 1988 ; Lynch, 1985), de l’ethnométhodologie ou de l’analyse de l’action située (Goodwin, 1994 ; de Fornel et Quéré éd., 1999), cet ouvrage consiste en l’introduction du catalogue raisonné (toujours en cours) de l’œuvre pictural de Michaux, et en explicite les conditions de réalisation. L’ouvrage contient, d’une part, 541 images d’œuvres pour beaucoup rarement ou jamais reproduites pour le public, et fait un état des lieux des études sur Michaux. D’autre part, il propose une réflexion sur ce qu’est un catalogue raisonné, et, par là, sur les opérations qui construisent la singularité d’un artiste et d’un œuvre : comment on apprend à reconnaître la patte d’un artiste, à authentifier ses dessins, à identifier des périodes et des techniques de création, comment ce regard se construit collectivement, dans le temps, mais aussi comment on partage cette connaissance perceptuelle à travers des outils tels que le catalogue raisonné. En d’autres termes, comment on apprend à voir, et à faire voir. En repartant des propositions avancées dans le livre, nous avons ainsi abordé dans nos échanges la question de la singularité de manière très concrète, à partir du cas particulier (singulier ?) offert par l’œuvre de Michaux : qu’est-ce qui fait la singularité de l’œuvre d’un artiste ? Réside-t-elle dans l’œuvre, ou dans les regards qui sont portés sur elle ? Par quels dispositifs se rend-elle visible et pour quels usages ? L’entretien montre la pluralité des usages possibles de la notion et comment ils se croisent. Il montre aussi – surtout – combien la singularité est un phénomène collectif et ouvre ainsi, peut-être, à de nouvelles perspectives sur le sujet.