La danse et les arts (original) (raw)

2018, http://www.fabula.org/colloques/sommaire5316.php

L’article a une but théorique et non pas historique, même si le point de départ est historique puisqu’il vise à interroger le rapport théorique que la danse entretient avec les deux paradigmes classiques des arts, la littérature et la peinture, aux antipodes desquelles elle semble se situer mais à l’égard desquels elle a été théorisée au XVIIIe siècle, au moment où les théoriciens de la danse (Cahusac, Noverre) ont cherché à lui donner un statut d’art légitime. Cette légitimation s’est faite en recourant à l’art dramatique et à la théorisation de la pantomime, qui aurait permis à la danse d’être un art d’imitation. Toutefois, l’assimilation de la danse au dramatique (et donc au narratif) n’est pas sans problème. Déjà au XVIIIe siècle, l’abbé Du Bos affirmait que la danse n’est pas un art mimétique parce que le geste n’a pas de sens . En outre, la théorisation de l’art par Lessing dans son en 1766, qui sépare les arts du temps (littérature et musique) et ceux de l’espace (peinture et sculpture) est pour le moins problématique en ce qui concerne la danse, qui participe à la fois du temps et de l’espace. Elle est donc assimilable à la fois à la littérature (dramatique) et à la peinture… tout en étant radicalement étrangère à ces deux paradigmes, puisqu’elle est pure évanescence (je la caractérise dans l’article de « durée qui n’en finit pas d’être un instant » : une durée dérobante à l’œil comme aux mots, donc). En prenant au sérieux le caractère évanescent de la danse, qui confronte à un ineffable, je tente de donner une légitimité à ce que cet ineffable pas de danse offre à penser en tant qu’interstice théorique dans la conception des arts. Dans la mesure où il se dérobe à l’œil comme au mot, le pas de danse formerait la figuration visible et sensible d’un lacunaire que la littérature ou la peinture contiennent en creux, comme un blanc que la page ou le tableau tentent de voiler, et qui fait de toute œuvre littéraire ou picturale une œuvre inachevée. Je me base ici sur l’approche valéryenne de l’art comme inachèvement : « pour maint grand artiste, une œuvre n’est jamais achevée ; ce qu’ils croient être leur désir de perfection n’est peut-être qu’une forme de cette vie intérieure toute faite d’énergie et de sensibilité en échange réciproque et comme réversible » . Cette « vie intérieure » d’une œuvre d’art ne se perçoit pas dans le cas de la littérature ou la peinture mais se ressent seulement, à travers l’effet d’émotion généré par les œuvres. Toutefois ce ressenti n’est pas visible puisque la littérature et la peinture sont des arts que Baudelaire appelait « positifs », c’est-à-dire qui s’élaborent par ce que disent les mots ou montrent les couleurs. Ce qu’on lit ou ce qu’on voit tend ainsi à escamoter l’inachèvement intrinsèque de l’œuvre – à l’inverse de la danse qui est exhibition de l’inachèvement pur, puisqu’elle se constitue par et grâce à la dérobade perpétuelle dans l’enchaînement des gestes. Ainsi elle donne à voir, entendre et sentir ces « lacunes » des œuvres qui pour Baudelaire, Proust ou Valéry sont l’essence même de la suggestivité de l’art.