Natalie Zemon Davis, “Du conte et de l’histoire,” Le débat 54 (March-April 1989): 138-143 (original) (raw)
Aristote a distingué l'histoire de la poésie dans un célèbre passage de sa Poétique : « Un poète diffère d'un historien, non pas en ce que l'un écrit des vers et l'autre de la prose... mais en ce que l'historien relate ce qui est arrivé, le poète ce qui pourrait arriver... La poésie traite de vérités générales ; l'histoire, d'événements particuliers. Ces derniers sont, par exemple, ce qu'Alcibiade a fait ou a subi, tandis que les vérités générales sont la sorte de chose qu'un certain type de personne dirait ou ferait inévitablement l . » Les historiens sont nombreux, en cette seconde moitié du XX e siècle, à déplacer la limite. Faire naître l'idée de ce qu'un sujet historique « pourrait avoir pensé », « voulu », « senti » -surtout quand on est bien documenté sur le reste de sa vie et sur les modèles qu'elle suit -, ce semble être une pratique historique légitime, et non pas de la poésie. Attribuer des opinions possibles à tel individu, un paysan, un artisan, un ouvrier, en se fondant sur une bonne connaissance du groupe dont il fait partie et de ce que « son type de personnage... ferait ou dirait », c'est apparemment jouer du plausible en histoire et de la vraisemblance ; c'est prendre leçon de l'anthropologie sociale, non pas de l'invention poétique. De fait, le possible est un champ qu'histoire et poésie se partagent, mais qu'elles mesurent selon des critères de discipline différents.