« Bédouins d’Arabie, genèse d’un livre » (Paris IISMM/Karthala, 2017, coll. « Terres et gens d’Islam »). (original) (raw)
2018, Le Saharien-La Rahla, 221
Entre 1979 et 1980, j'ai eu l'occasion d'enquêter en Arabie saoudite dans le cadre d'une étude sur le « changement social » commandée à un important bureau d'études spécialisé dans ce qu'on appelait alors le développement : la Sedes. Cette enquête se déroula de la façon la plus chaotique de sorte que pas un seul des experts recrutés au départ n'alla jusqu'au rapport final rendu quatre ans plus tard… J'y fus moi-même raccroché dans une deuxième vague et, du fait de mes travaux antérieurs en Tunisie saharienne, j'ai été affecté à l'équipe censée s'occuper du monde bédouin. J'y trouvais les conditions de mon bonheur : le travail en enquête dans la badya des nomades me permettait déjà d'échapper tant à la vie confinée des quartiers résidentiels sécurisés (les compounds) qu'aux monotonies et aux rapports de classes assez raides que l'on vivait dans la capitale saoudienne, Riyad. Ces excursions loin du centre offraient une forme de liberté et la possibilité de conduire une recherche réelle dans une région fort peu fréquentée du monde arabe. J'étais habitué à des enquêtes mal financées, mal couvertes auprès des autorités, dans des États policiers qui commençaient à s'émanciper sérieusement de la tutelle coloniale. Le Français que j'étais malgré tout disposait pour une fois d'un véhicule tout-terrain et de possibilités de déplacements quasi illimitées, grâce à un interprète saoudien (mon dialectal tunisien achoppant rapidement chez les Bédouins) et, surtout, grâce à un précieux firman : une lettre de présentation signée par le ministère des Affaires sociales d'Arabie saoudite qui faisait merveille aux barrages de police et auprès des autorités des localités où il m'arrivait de stationner. Il me fut ainsi possible de réaliser plusieurs séjours d'enquête assez consistants. Il en sortit quelques rapports assez détaillés et même colorés, bien qu'ils figurassent dans cette catégorie des textes qui relèvent de ce qu'on appelle la littérature grise. Avec leurs tentes noires, leurs généalogies remontant parfois jusqu'à Adam, leur solidarité lignagère, leur pratique du pastoralisme nomade qui en font (pour l'attaque et la défense) de redoutables guerriers, leur poésie épique en arabe, sanctifiée par le prophète, leur caractère paradoxal aussi hospitalier que rapace, fanatique qu'agnostique, les Bédouins ont construit un modèle anthropologique qui s'est progressivement diffusé avec l'islam depuis la péninsule arabique vers l'ensemble des zones arides du Moyen-Orient et du Maghreb. Ce serait une erreur pourtant de les constituer comme un monde à part, en raison de leur position marginale par rapport aux États musulmans et coloniaux vis-à-vis desquels ils ont toujours occupé une place stratégique et symbolique. Il s'agit ici surtout d'en voir les réalités complexes fortement bousculées dans l'histoire mais aussi transfigurées en fantasmes tant de la part de voyageurs occidentaux que des intermédiaires musulmans qui leur servaient d'informateurs.