Machiavel et la « vertu occulte » de la multitude (original) (raw)

La religion joue un rôle important dans l'art de la politique pour Nicolas Machiavel . Si elle est inscrite dans les moeurs, le prince ou le législateur ne doit pas hésiter à l'utiliser dans l'exercice de son pouvoir pour servir le bien commun ou la gloire de l'État 1 , quitte à recourir à la superstition si la situation l'exige, en profitant de l'ignorance ou de la crédulité des hommes. Peu importe la vérité ou la fausseté de la croyance, seul compte ses effets politiques. Machiavel, pour cette raison, rend hommage à la sagesse des Romains, qui surent comprendretel Numa Pompiliusles vertus civiles et morales de la religion, au-delà de la question de son fondement. Le législateur se doit d'être habile, en s'aidant de la religion pour renforcer l'obéissance aux lois, commander les armées, favoriser la discipline, encourager la vertu, et « inspirer de la honte aux méchants » 2 . Pour autant, il serait faux de croire que la multitude est uniquement sujette à la superstition. Machiavel, contre la tradition, affirme qu'elle est plus sage, constante, et avisée que le prince. Parmi ses qualités, figure une « vertu occulte » 3 , incompréhensible, et pourtant précieuse, qu'est un don prophétique ou art divinatoire. L'histoire prouve -et Tite-Live lui-même en témoigne, lui qui se méfie de la multitudeque la nature (« l'air » 4 ) envoie des signes prophétiques aux hommes, spécifiquement en temps de crise ou de situations graves, que le législateur ferait bien de prendre au sérieux pour affronter les événements futurs. Machiavel opère une révolution dans la conception de l'opinion commune, concernant le rapport entre le palais (palazzo) et la place publique (piazza). Il met fin à la distinction entre la communis opinio doctorum, l'opinion des savants, et l'opinion du vulgaire, de la masse ou de la plèbe 5 . La multitude, elle aussi, est capable de vérité, non seulement en voyant les choses de près (de loin, elle se trompe souvent), mais également par une sorte d'au-delà de la raisonun art divinatoiredont les supposés « sages » ont tort de se moquer, en le prenant pour de la superstition. Le peuple a ses défauts, que Machiavel est loin d'ignorer. Mais l'habileté du princelégislateur, sa virtù, dépend de sa faculté d'interpréter les signes prophétiques contenus dans cette « matière informe », ce « corps parlant une langue occulte et insensée » 6 , qu'est la multitude.