Entretien avec Jeanne Favret-Saada (original) (raw)

Jeanne Favret-Saada est Directrice d'études honoraire à la Section des Sciences religieuses de l'École Pratique des Hautes Études, Paris. En octobre 2017, elle était l'invitée de la Société d'histoire des religions de Genève pour parler de son nouveau livre Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma, 1965-1988 (Paris, Fayard, 2018). L'occasion d'aborder avec elle la manière dont les questions religieuses traversent son oeuvre, depuis ses premières enquêtes d'anthropologie politique en Algérie, à l'aube de l'Indépendance (voir désormais Algérie 1962-1964 : essais d'anthropologie politique, Paris, Bouchène, 2005). Outre ses livres bien connus sur la sorcellerie rurale dans le Bocage français (Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, 1977 ; avec Josée Contreras, Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard, 1981 ; Désorceler, Paris, L'Olivier, 2009), Jeanne Favret-Saada a travaillé sur l'antisémitisme chrétien, puis, depuis 1988 sur les accusations publiques de blasphème dans le monde occidental (Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007 ; 2 e éd. Fayard, 2015). Dans quel milieu avez-vous grandi ? Quel a été votre parcours ? Comment avez-vous commencé à étudier l'ethnologie ? Je suis née en 1934 dans une famille juive de Sfax, la deuxième ville de Tunisie. Les Saada étaient des notables : mon grand-père, puis mon père ont présidé la fédération des communautés juives du Sud. Pourtant, leur judaïsme était si peu évident que j'ai cru, pendant mon enfance, que les juifs étaient ceux qui n'avaient pas de religion, au contraire des musulmans et des chrétiens. Je ne m'étends pas là-dessus, parce que j'ai tourné un long récit de ma vie que vous trouverez bientôt online sur Anthropologie et sociétés 1. Ce qui, je crois, m'a dirigée vers l'anthropologie après la fin de mes études supérieures, a été la confusion où me plongeait l'absence totale de transmission, dans ma famille, de notre histoire sociale et communautaire : qui étions-nous, les Saada, que faisions-nous là, comment étions-nous devenus des notables, pourquoi avions-nous la nationalité française, au contraire des autres juifs du pays ? Au cours de mes études de philosophie à la Sorbonne, j'ai ensuite découvert l'anthropologie sociale, que Lévi-Strauss commençait à renouveler, et j'ai pensé que le travail sur le terrain, en Afrique du Nord, me contraindrait à « nous » situer, les Saada et moi-même. Entre-temps, mon père m'avait chassée de la famille, j'avais épousé un jeune Parisien qui faisait son service militaire en Algérie, et Raymond Aron m'avait fait nommer à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines d' Alger, pour y remplacer Pierre Bourdieu. J'ai donc commencé par enseigner une discipline que je découvrais, l'anthropologie, en attendant la fin de la guerre de Libération, en 1962.