La Voix Libérée. Jouissance de la voix et du corps dans la poésie sonore (original) (raw)

La voix libérée, bien sûr, mais libérée de quoi? Certes, puisqu'il s'agit de poésie, la pensée va immédiatement aux contraintes formelles du verset et de la métrique contre laquelle presque tous les poètes du XXe siècle ont intensément combattu. Il s'agit donc d'une libération stylistique dont le but était d'atteindre une expression plus directe, vraie et libre, exactement. Mais si nous parlons de poésie sonore, en réalité, nous réalisons qu'en plus de la métrique, du vers, nous nous débarrassons des mêmes mots et de la même signification. En fait, la poésie sonore a fait du seul son émis par l'appareil phonatoire son élément spécifique de création et d'expression. La tendance à l'annulation de la signification en faveur du son pur, inhérente à cette recherche poétique, a en effet conduit nombre de ses pratiquants à abandonner définitivement le dire et à proposer un poème composé de balbutiements, marmonnements, claquements, cris, chuchotements. Une série infinie de bruits et de sons que le poète émet, souvent sans arriver à la formulation d'un mot réel mais qui, néanmoins, conserve son pouvoir expressif et communicatif. C'est donc un poème d'action qui s'exprime à travers le corps du poète, dans et sur le corps du poète. Abandonner le mot et prêter attention a la volonté d'expression qui le précède me semble être lié à une phrase célèbre de Lacan: "Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend" Cette phrase de Lacan, contenue dans le texte intitulé "L'étourdit" (1) de 1972, introduit en fait un élément opaque qui est à la base du mot. Qu'il y ait un dire, qu'il y ait une poussée à dire, et donc qu'il y ait une jouissance liée à un objet-cause du dire, il reste oublié. Le signifié transmis, qui nous engage dans un travail de compréhension du sens même de ce qui est dit, obscurcit la véritable urgence du dire. Urgence qui réapparaît dans les composantes timbriques et phoniques, essentiellement dans le son de la voix. Pour aborder ce thème, je commencerai par un texte que précède "L'étourdit" d'une année: "Lituraterre" de 1971.(2) Le néologisme inventé par Lacan combine en soi le terme latin LITURA, c'est-à-dire rature ou la ligature, et le terme TERRE. Il s'agit d'un jeu de mots bien défini avec le mot littérature. Un calembour qui amplifie celui entre LETTER et LITTER (c'est-à-dire entre LETTRE et ORDURES, poubelle) introduit par James Joyce. Dans "Lituraterre", Lacan évoque la genèse du texte lui-même, évoquant son voyage de retour du Japon qui le conduisit en avion à travers les nuages, d'où il put observer le paysage sibérien érodé par la pluie. Lacan affirme ainsi que les nuages sont ceux du langage, les nuages du semblant qui, quand ils se cassent, commencent à pleuvoir de la jouissance. C'est-à-dire que lorsque le signifiant se casse, son contenu se condense. Et quand cette pluie de jouissance arrive sur le sol, la voici qu'elle la creuse, l'érode et produit la lettre, l'écriture. La Lettre-Littera n'est rien d'autre que le signe de la jouissance contenue dans le semblant. Sortir de la langue produit donc un reste hors du sens qui fait un trou: la jouissance. Pourquoi fais-je le référence à "Lituraterra"? Parce que Lacan dans ce texte fait référence à la littérature d'avant-garde comme le seul lieu où cette question est proposée.