Lectures de la derision dans les Evangiles des Quenouilles (original) (raw)

Je voudrais, en bonne rhetorique, commencer par un prologue. Bien entendu, l'analogie entre mes modestes propos d'introduction et l'art des Anciens s'arretera la, ceci n'etant pas de ma part une fa9on de "captatio benevolentiae." II me faut tout d'abord presenter les EQ, oeuvre pretexte a la reflexion qui va suivre. Sur le plan de 1'organisation textuelle, il s'agit de la mise en narration d'un repertoire considerable de croyances et de pratiques populaires (plus de 200) dans le cadre boccacien de veillees de fileuses. Autrement dit, cette oeuvre anonyme du milieu du XVe siecle, rassemble a la maniere du Decameron, un cercle de vieilles fileuses brugeoises du lundi au samedi soir, non pas pour conter les histoires, mais pour enoncer et commenter les superstitions qui font l'objet de leur savoir traditionnel. 1 Voila en place 1'histoire-cadre d'un hexameron parodique a plus d'un titre puisqu'il refere non seulement a Boccace, mais aussi a la tradition scolastique: en effet a l'interieur d'une structure de repartition en journees, les enonces sont presentes sur le mode de la lecture scolaire. Chaque journee se divise en une vingtaine de brefs chapitres: au texte de la croyance qu'enonce la narratrice responsable de la journee, repond la glose apportee par une auditrice intervenante (cf. annexe). 159 160 A ce caractere parodique dont on commence a deviner qu'il n'est pas sans consequence sur le mode de lecture de l'oeuvre, vient se superposer l'effet d'ironie inherent a la situation d'ecriture des EQ. Au niveau des intentions explicites, ce savoir de tradition orale, ces paroles de femmes sont mises en ecriture par un homme (le voisin a qui nos dames demandent de servir de secretaire) et pour un public aristocratique. Or de facon tout aussi explicite, le narrateur-secretaire n'hesite pas a tourner en derision ces voix feminines et leur savoir, tout en le transcrivant par ailleurs avec une fidelite qui fait des EQ un veritable document ethnographique. Comment lire cette ironie? Comment les destinataires d'une telle oeuvre, notables d'abord, public plus large ensuite, l'ont-ils lue? Faut-il y voir un desaveu d'une culture a laquelle on pretend ne plus appartenir, une recuperation folklorisante ou une fascination qu'on ne veut pas avouer? Avant d'apporter des elements de reponse a cette question, qu'on me permette une breve digression qui n'est peut-etre qu'une autre facon de poser le probleme. S'il m'a fallu consacrer un espace precieux a la presentation, si synthetique soit-elle, des EQ, c'est que cette oeuvre, pourtant d'un interet indubitable, reste inconnue. Elle a traverse depuis le milieu du XVIe siecle, ce qu'il est convenu d'appeller un "purgatoire," terme pudique pour ce que, sur le mode polemique, on pourrait taxer d'ostracisme ou d'occultation. Occultation'inconsciente sans doute, refoulement au sens propre, de la part de 1'institution litteraire et universitaire pour qui elle restait inaccessible. Pourquoi? Parce qu'entre autres choses, donnees folkloriques et tradition orale sont restees jusqu'a recemment une "matiere meprisee." Qu'il me suffise de citer la polemique encore vive i l y a une dizaine d'annees, autour du refus de R.S. Loomis d'admettre "que les romans arthuriens puissent avoir pour origine des lubies de laboureurs, gardeuses d'oies, forgerons, matrones ou rustres de toute espece." Ce malentendu qui decoule d'un clivage entre le folklorique et le litteraire, le savant et le populaire, je ne l'evoque ici que pour rappeler qu'il a commence alors meme que les EQ allaient entrer en purgatoire et que les Calvins, 0. Maillard et autres moralistes censuraient une oeuvre ou ils ne voyaient que fables et contes de bonnes femmes, tout en considerant son contenu comme dangereux. 3 milieux populaires, Natalie Z. Davis, "L'imprime et le peuple" dans Les cultures du peuple. Rituels, savoirs et resistances au 16e siecle (Paris 1979) 308-65. Krystyna Kazprzyk, "Les elements populaires dans la nouvelle francaise (1500-1550)," Reforme, Humanisme, Renaissance