Émile Verhaeren et les Russes (original) (raw)
2018, Revue Belge de Philologie et d’Histoire. Année 96. Bruxelles
La relation d'amour entre Verhaeren et la Russie est bien connue (1). Un peu comme Adamo au Japon, le poète belge jouissait auprès des Russes, dans le premier quart du 20 e siècle, d'une énorme popularité. Nulle part ailleurs, il ne fut traduit aussi fréquemment et par autant de grands poètes. Et nulle part ailleurs, il ne faisait autant l'unanimité. En Russie, non seulement les symbolistes le choyaient, mais aussi l'école naturaliste, les futuristes, bref tous les courants artistiques et littéraires de l'époque. Des auteurs aussi différents qu'Alexandre Blok, Vladimir Maïakovski, Ivan Bounine, le jeune Boris Pasternak ou Vladislav Khodassevitch n'avaient presque rien en commun, sinon précisément leur amour pour Verhaeren. L'aura du poète belge en Russie était tellement importante que la traduction russe de sa pièce de théâtre Hélène de Sparte vit le jour en 1909, trois ans avant que cette oeuvre n'ait paru en français (2). Certes, au début du 20 e siècle, l'intelligentsia russe lisait également Maeterlinck, Lemonnier, Georges Rodenbach… Dès 1915, date à laquelle paraît la traduction de La Légende d'Ulenspiegel, le succès de Charles De Coster en Russie surpassera même celui de Verhaeren. Mais chez Maeterlinck ou De Coster, l'admiration portait sur les livres et beaucoup moins sur les auteurs. Par contre, l'attachement des lecteurs russes à Verhaeren avait quelque chose de personnel. Se sentant très proches de lui sur le plan émotionnel, ils l'adoraient, au point où l'on pourrait même parler, le mot n'étant pas trop fort, d'une adulation. « Permettez-moi de rester votre apôtre en Russie », écrit à son « très cher Maître », en 1908, le poète Valéri Brioussov (3) , son traducteur et son propagandiste le plus important dans l'empire des tsars. Un autre poète et traducteur russe de grande renommée, Maximilien Volochine, n'hésita pas, après la mort du maître, de l'assimiler aux prophètes bibliques : « L'âme de Verhaeren vivait dans la même atmosphère ardente dont furent entourées les âmes d'Ézéchiel et d'Isaïe. Il regardait les toits de Londres et de Paris avec le même sentiment et dans la même perspective que les prophètes avaient regardé les maisons et les places de Ninive et de Babylone » (4). Pour autre preuve de ce succès étonnant, il suffit de rappeler le voyage triomphal de Verhaeren, en novembre-décembre 1913, à Saint-Pétersbourg et à Moscou (5). Il est vrai que