Thèse (Doctorat) : Redéfinir le rapport normal au corps par l’étude de la psychopathologie : le cas-limite de l’anorexie mentale (version française originale) (original) (raw)
Notre travail de thèse porte sur l’analyse des rapports entre le normal et le pathologique à la lumière d’un trouble du comportement alimentaire : l’anorexie mentale. Nous cherchons conjointement à élaborer un modèle d’intelligibilité de l’anorexie mentale, et à déterminer ce que ce modèle nous enseigne du rapport normal et sain au corps. La normalité relève-t-elle d’une différence de nature ou de degré avec l’état psychopathologique ? Le critère de la normalité peut-il être saisi dans l’expérience antérieure au développement du trouble chez le sujet anorexique ? Peut-il être recherché dans une norme sociale extérieure au sujet ? Nous avançons que le critère de la normalité ne peut être découvert que de manière immanente, au cœur de l’expérience pathologique et de celle de la rémission. C’est donc à la conceptualisation de ces dernières que nous avons dû nous consacrer. Notre travail comprend la conceptualisation de l’anorexie mentale comme d’une forme de production aliénée de la subjectivité dans le contexte sociologique déterminé de l’individualisme moderne. Nous nous appuyons premièrement sur les travaux de Dorothée Legrand, qui, à partir de la notion phénoménologique de « conscience de soi corporelle », voient dans l’anorexie mentale une rupture des liens typiquement complémentaires entre le corps-comme-sujet (le corps vécu depuis une perspective interne) et le corps-comme-objet (le corps visé, perçu extérieurement, mais aussi en tant qu’il partage une matérialité commune avec d’autres objets). Le sujet anorexique est celui qui, d’après cette conceptualité, cherche à transformer, de manière contrôlée, son corps-objet, afin d’en faire une matérialisation ou expression de sa subjectivité. Paradoxalement, l’amaigrissement et même la « négation » du corps-objet sont « auto-constitutives » en ce sens qu’elles contribuent à exprimer et consolider la subjectivité. Le sujet anorexique s’affirme à travers la modification contrôlée de son corps-objet : il fait de la dimension objective de son corps une sorte de miroir de sa subjectivité. Il peut alors, à partir de cette extériorisation maîtrisée, rechercher la validation de sa condition de sujet par d’autres sujets. C’est parce que le vécu du corps-sujet est trop faible chez la personne anorexique, et celui du corps-objet hypertrophié, qu’elle tente de contrôler le corps-objet pour en faire un support externe doué d’une capacité expressive du soi et par suite une attestation de sa propre existence. Nous pouvons alors comprendre l’anorexie mentale dans une perspective hégélienne : le sujet anorexique « travaille » son corps pour y apposer le « sceau » de son intériorité, les déterminations de sa conscience. Ce faisant, il arrache à la matérialité brute du corps son caractère d’étrangeté et peut s’y reconnaître ; de même, il peut, à l’issue de son travail, obtenir des autres sujets une reconnaissance. Nous pensons cependant que ce modèle n’épuise pas la compréhension de l’anorexie mentale. Selon nous, l’anorexie mentale relève plutôt d’une stratégie à composante addictive par laquelle, tout à la fois, le sujet tente de devenir un individu performant sur la scène sociale, et échappe à une réelle expression de sa subjectivité. Nous pensons que le « soi » du sujet anorexique est une notion opaque pour lui, dont les contours sont mal définis, et qu’il ne peut par suite extérioriser les composantes de ce « soi » dans le corps-objet. Comment le pourrait-il, en effet, s’il ne se connaît pas réellement lui-même ? Nous avançons ainsi que l’anorexie mentale procède d’une angoisse fondamentale : celle de l’indétermination de la subjectivité, notamment en raison de la prévalence de l’alexithymie dans la personnalité. Or, cette indétermination subjective interne coexiste, dans les sociétés occidentales modernes, avec l’injonction, intensément ressentie par les sujets anorexiques perfectionnistes, d’être « quelqu’un » – c’est-à-dire de devenir un individu accompli et d’obtenir à ce titre une validation sociale. Enfin, comme le mettent en évidence les travaux de Hilde Bruch, les personnes anorexiques souffrent d’un « sentiment d’inefficacité » intrinsèque, qui les persuade qu’elles ne sont pas réellement capables d’atteindre l’autonomie et d’avoir une incidence positive sur le monde extérieur par leurs efforts. L’amaigrissement joue alors un triple rôle : (a) il délivre une identité de substitution (sorte de « faux-self ») à la personne anorexique qui ne parvient pas à savoir qui elle est, (b) il permet, via cette identité substitutive, d’apparaître comme un individu ultra-performant dont les qualités de discipline et de réussite sont saluées par les autres, (c) il privilégie le rapport immédiat au corps et échappe aux difficultés propres à d’autres formes d’accomplissement individuel, comme le travail, qui mettent le sujet en relation avec une réalité extérieure potentiellement aléatoire et immaîtrisable. Le corps, lui, est a priori directement soumis à la volonté du sujet. À l’issue de nos analyses, nous pouvons mettre en évidence les articulations nodales de la rémission, qui relèvent de l’acquisition d’une réelle autonomie par le sujet. Celle-ci est indissociable (1) d’une capacité à connaître et à discerner ses états émotionnels internes et à développer une notion immanente du « soi » qui n’est alors plus indexée sur des indices externes ; et (2) corrélativement, d’une aptitude à démêler les signaux inhérents au corps et à atteindre une forme corporelle dont la norme est donnée par le corps lui-même. Quand le corps n’est plus chargé de symboliser une subjectivité dont les notions internes sont trop faibles voire inexistantes (alexithymie et faible sentiment intrinsèque du soi), il peut alors obéir à des normes qui lui sont propres, ce qui constitue le critère du rapport sain au corps. Le rapport pathologique au corps est ainsi celui qui instrumentalise le corps pour en faire la preuve externe compensatoire d’une subjectivité vécue comme inexistante et discontinue ; le rapport sain au corps est celui, qui affranchi de cette finalité d’être le marqueur externe de la subjectivité, peut se régler sur ses propres besoins.