L’or flexible de HBO (original) (raw)

NOTE DE L'ÉDITEUR L'article de Michael Szalay, publié dans la revue californienne Representations en 2014, commence avec une description minutieuse du générique de Game of Thrones qui peut sembler à première vue ésotérique ; il faut savoir que l'analyse est d'une lente combustion. À l'arrivée, on se retrouve avec une étude très originale des liens entre la fiction sérielle et la finance qui devrait influer sur l'approche des séries télévisées (et audelà, des autres formes de fiction, et des autres supports comme la plateforme émergente qu'est Netflix, où les séries ne sont plus « télévisées »). On s'éloigne, en effet, des analyses tantôt sémiologiques, tantôt identitaires des séries particulières qui tendent à dominer dans la quasi-discipline des cultural studies, où on oublie trop souvent que le produit culturel est aussi, et surtout une marchandise. Mais ce dernier terme est glissant, car la marchandise culturelle a connu de nombreuses formes en constante évolution. L'histoire de la série télévisée à cet égard est complexe (voir mon article dans ce numéro). Szalay intervient à un moment où le statut marchand de la série est particulièrement instable, et difficile à saisir : les séries font non seulement partie intégrante du capital de marque de la société productrice (elle-même composante d'une holding plus vaste, ici Time Warner), mais fonctionnent comme des produits financiers dérivés qui établissent des taux de conversion avec d'autres capitaux de marque, et ce jusque dans les détails des récits. Comme il le dit dans une affirmation radicale qui reste à être pleinement appréciée, les séries elles-mêmes devraient être comprises à leur manière comme des outils financiers dérivés. Car le capital de marque, par définition immatériel, pose de nouveau, et autrement, la question historique de la transformation des formes diverses de capital en valeurs monétaires. Si le texte de Szalay s'écarte de la tradition culturaliste, il ne se réduit pas pour autant à une certaine tradition de l'économie politique limitée à l'analyse des rachats, des fusions et des mouvements de l'économie et de la finance. Même s'il n'affiche pas des antécédents L'or flexible de HBO Variations, 22 | 2019 théoriques, je l'inscrirais, pour ma part, dans la tradition de la célèbre analyse de la Kulturindustrie de Horkheimer et d'Adorno. À plusieurs reprises, Szalay parle de « l'industrie médiatique » (media industry) ; j'avoue avoir été tenté de traduire ce terme par « industrie culturelle » que Szalay utilise par ailleurs dans la présentation du groupe de recherche qu'il a cofondé (https://uchri.org/awards/culture-industry-finane/). Cela dit, on est manifestement loin de l'industrie culturelle critiquée par Horkheimer et Adorno, organisée comme elle était autour de l'industrie publicitaire au sens large. Dans le capitalisme financier (Adorno aurait dit le « capitalisme tardif »), de plus en plus, c'est l'industrie des produits financiers dérivés qui prend l'ascendant, l'importance du crédit et du « capital fictif » oblige. Cités par Szalay, les économistes australiens Dick Bryan et Michael Rafferty situent la montée des dérivées dans le sillage de l'abandon de l'étalon or en 1971, et de l'accélération par la suite de la mobilité internationale des capitaux. Dans cette nouvelle donne, la valeur est ancrée dans un réseau instable de dérivées qui assure la commensuration des « morceaux » de capital. Il n'existe pas donc un seul point d'ancrage pour ceux-ci, disséminés dans des espaces et des temps différents, mais une série « flexible » de petites ancres flottantes, tellement petites qu'elles peuvent se trouver à l'échelle des contenus des produits culturels spécifiques. La dérivée financière est en même temps une monnaie (qui fixe un prix) et une marchandise (qu'on peut échanger) permettant de rendre commensurables toutes les formes de capital dans un flux permanent. À son niveau, la forme série, qui permet de matérialiser dans la durée des expériences de pensée avec de multiples rebondissements, s'y prête spécialement à ce jeu. Michael Szalay est professeur de littérature américaine à l'université d'Irvine, et auteur, notamment, de Hip Figures : A Literary History of the Democratic Party (Stanford University Press, 2012). Pour son groupe de recherche fondé en 2015 (« Culture, Industry, Finance »), l'industrie culturelle est devenue l'idéal et le moteur du capitalisme financier. En conséquence, c'est à travers elle qu'on peut évaluer la viabilité (et la pathologie) de ce dernier à un niveau plus général. Je laisse en friche le problème, esquissé ici, de l'articulation théorique des dérivées financières, du capital de marque et du capital fictif, et de l'application de celle-ci à des fictions sérielles. Traduction et adaptation (intertitres) de David Buxton.