Les utopies, un horizon pour la justice spatiale ? (original) (raw)
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Justice spatiale / Spatial Justice, 2018
Entretien réalisé le 10 juillet 2017 à Paris, entre Anne Clerval et Fabrice Ripoll, du groupe JEDI, et la revue Justice Spatiale / Spatial Justice (Sophie Moreau et Pascale Philifert). Publié dans le numéro anniversaire des dix ans de Justice spatiale-Spatial Justice, l'entretien ouvre à des débats contradictoires autour du concept de justice spatiale.
Justice spatiale Une notion morale et politique
Les actes que nous accomplissons dans l'espace géographique ne manquent jamais d'affecter la vie des autres, tantôt en la compliquant, tantôt en l'améliorant. Quelle que soit l'échelle d'appréciation, ces interactions spatiales induisent des responsabilités sociales et, de ce fait, peuvent faire l'objet de jugements moraux de la part de ceux qui en font le constat. La justice spatiale désigne alors toute situation dans laquelle les formes d'organisation de l'espace perceptibles par un évaluateur permettent de générer des rapports sociaux que lui-même estime conformes à sa propre conception de la morale 1. Elle s'apparente donc à un ensemble de modèles normatifs à l'aune desquels la réalité géographique devient éthiquement signifiante, débouchant sur la formulation de jugements d'approbation ou de condamnation. En spécifiant le réel à l'aune de ce qu'il devrait être, la justice spatiale autorise à penser l'espace en termes géoéthiques et à envisager la géographie comme un savoir à caractère moral et politique, engagé dans le débat d'idées. La dimension spatiale de la justice concerne des problématiques très diverses : la composition interne des lieux, la distance qui les sépare, les liens et les interfaces qui les connectent, c'est-à-dire l'ensemble des paramètres qui contribuent à la structuration des systèmes spatiaux. Les rapports entre les centres* et leurs périphéries* entrent ainsi dans la composition de la justice spatiale au même titre que les conditions sociales d'appropriation des ressources localisées, les rapports scalaires de pouvoir ou l'articulation des identités et des hiérarchies territoriales. Toute forme géographique peut ainsi être lue à travers le prisme de la justice spatiale. Celle-ci ne correspond cependant à aucun schéma absolu. Les formes qu'elle est susceptible de prendre dépendent de paramètres variés qui portent non seulement sur la nature des normes morales reconnues comme fondatrices de la justice mais aussi sur le cadre géographique à l'intérieur duquel celle-ci est censée s'épanouir. Selon les situations géographiques, un même système de normes morales pourra conférer à la justice spatiale des allures très différentes. Dans l'hypothèse où la justice consisterait à fournir des droits égaux à l'ensemble des habitants de territoires distincts (voir la définition d'équité territoriale*), il peut arriver qu'une même distribution spatiale s'apparente tantôt à un état de justice, tantôt à l'inverse. Dans certains cas, en effet, un semis régulier d'équipements ponctuels pourra être considéré comme favorable à l'égalisation des droits en matière d'accès, notamment s'il s'agit de permettre à une population répartie de façon homogène, au sein de laquelle les habitants ont des besoins égaux, d'accéder à cet équipement dans des conditions équitables. Si ce n'est pas le cas, c'est-à-dire si le service en question s'adresse en priorité à une certaine catégorie d'habitants inégalement répartie dans l'espace, une distribution homogène aboutirait à des inégalités d'accès assimilables à une situation d'injustice : certains équipements seraient saturés et offriraient des conditions d'accueil insuffisantes, tandis que d'autres fonctionneraient en sous-régime. En conséquence, la justice spatiale ne s'apparente à aucune configuration prédéfinie, indépendante des particularités géographiques des sociétés dans lesquelles elle est supposée prendre forme. Elle n'est pas non plus assimilable à un fonctionnement naturel ou mécanique. Pour être effective, la justice requiert des habitants qu'ils consentent des efforts pour nouer des relations responsables à l'intérieur de l'espace. La justice spatiale a donc à voir avec l'intentionnalité des acteurs. Bien souvent, elle exige cependant plus qu'une simple individualisation de la responsabilité. Il n'est pas rare, en effet, qu'une structure sociale aboutisse à dessiner des formes géographiques incompatibles avec la conception que les habitants concernés peuvent se faire de la justice. Dans Espace, société et justice (1981), Alain Reynaud a ainsi mis en évidence l'existence de « classes socio-spatiales » aux relations souvent inégalitaires. Ces rapports hiérarchiques entre des centres et des 1 Dans la mesure où aucun accord général n'existe sur la distinction sémantique entre « morale » et « éthique », nous considérons les deux termes comme synonymes.
La question de l'utopie chez Campanella : y a-t-il des terres inconnues ?
Les dizaines d'ouvrages écrits par Campanella sont souvent rabattus sur un opuscule de quelques dizaines de feuillets, ce "dialogue poétique" que l'on classe dans le "genre", postulé de l' "utopie". On tentera de montrer dans cette contribution comment Campanella articule en fait dans sa pensée politique une vision très "européenne" de l'histoire du monde avec la reprise de l'héritage européen de pensée universaliste transmis tout au long du Moyen Age. La tension utopique serait dans une telle perspective une tentative (vaine pour l'essentiel) de trouver un espace qui rende compte de cette contradiction: tenter de composer des tendances centrifuges et une volonté d'affirmation centripète. L'utopie pourrait être analysée comme une solution proposant une sorte de "fuite hors d'Europe", toute provisoire, comme un aveu de la difficulté à parler à partir d'un autre point de vue, la seule possibilité sans doute d'échapper à un déterminisme topologique ; non pas un discours totalitaire, mais un discours modeste qui intègre sa propre fragilité. On pourrait dès lors entreprendre de revisiter l'oeuvre de Campanella à partir d'une étude des territoires d'une politique mondiale. S'il existe une pensée politique de Campanella qui n'est pas réductible à son opuscule utopique, c'est justement parce qu'il tente de penser tout ensemble la pluralité des territoires et l'unité du monde de son temps d'une façon originale, après Colomb et Machiavel mais pas nécessairement contre eux . L'enjeu est l'existence d'une world history qui tienne compte de la réalité des rapports de force et de la politique de puissance, bref d'une pensée pré-westphalienne et pré-coloniale où l'unité du monde reste un horizon et un enjeu, tragique mais réel, sans pour autant qu'elle ne se fonde seulement sur la guerre de conquête. Le problème majeur devient donc dans cette logique celui des territoires des hommes, de la multiplication et de l'unité de ces derniers. La solution privilégiée pour dépasser l'aporie d'une multiplication unitaire c'est bien de "mettre en communication", c'est-à-dire à la fois de mettre en relation et de mettre ensemble. Sur ces territoires peut donc se déployer la liberté humaine dans toutes ses contradictions: infinité de la création et finitude du monde "découvert" depuis peu, destin voulu par la divinité et possibilité d'y déroger, histoire infinie des hommes et histoire singulière, unique, de chaque personne, aspiration à une mise en communauté absolue et harmonisation des possessions individuelles.
Pour une géoéthique. Éléments d’analyse des conceptions de la justice spatiale
In favour of geoethics. Elements for analysing conceptions of spatial justice.— A geoethical approach is an analysis of geographical values and, through them, conceptions of territorial justice that structure public debate. Depending on the circumstances, the geoethical norms promoted might be tolerance, ownership, equity or harmony. Geoethics can be applied to several forms of social evaluation (academic, institutional). The analysis of the discourse of French magazines provides a first example of the way in which social preferences structure spatial organisation
Pour une science politique fictionnelle. L’utopie comme science-fiction
Lampadaire, 2024
Dans Pour une poétique de la science-fiction : études en théorie et en histoire d’un genre littéraire, Darko Suvin suggérait que l’utopie soit un « sous-genre socio-politique de la science-fiction » (2016, 76; 1977, 3 : 69). Comme Suvin lui-même le souligne, c’est là une déclaration au ton anachronique, puisque historiquement parlant, le concept d’utopie semble apparaître avant le genre de la science-fiction (Suvin 2016, 76; 1977, 3 : 69). En effet, le mot « utopie », jeu de mots signifiant à la fois « nulle part » (u-topos) et « la bonne place » (eu-topos), naît au 16e siècle sous la plume de Thomas More, dans l’œvre éponyme Utopia (1516). La science-fiction, quant à elle, semble plus tardive. Elle se concrétise au 19e siècle, notamment dans les œuvres de Jules Verne et d’H.G. Wells. Néanmoins, force est de constater que dans le dernier siècle, la science-fiction est le lieu privilégié de la fiction utopique. Il semble donc qu’en effet, les deux genres partagent une certaine affinité – d’une nature qu’il est philosophiquement intéressant d’explorer. Cet article suggère que l’utopie, comme catégorie philosophique, caractérise un type de discours narratif qui provoque un dévoiement de la science. Dans les pages qui suivent, je cherche à explorer la relation que la pratique narrative utopique entretient avec la science-fiction. C’est donc une tentative de comprendre ce qu’est l’utopie à l’aune de la science-fiction. Ce que je veux montrer, c’est que contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’utopie est bien loin d’être en opposition à la science. Pour ce faire, je propose tout d’abord de me pencher sur la naissance du discours utopique d’un point de vue historique. Puis, je montrerai les dimensions scientifiques de l’utopisme. Nous verrons ainsi que l’utopie est bel et bien une fiction politique, mais qui n’est pas réductible à une simple fabulation. C’est plutôt une exubérance scientifique appliquée à la chose politique.