« L'heure de l'Europe » dans les Balkans ? (original) (raw)

2002, Revue internationale et stratégique

Un calme relatif semble retombé sur les Balkans. En dépit d'inquiétudes récurrentes sur la mise en oeuvre des accords d'Ohrid (13 août 2001), le plan de paix élaboré par les Européens et les États-Unis pour mettre un terme aux affrontements entre guérilla albanaise et forces gouvernementales en Macédoine a ramené un minimum de sérénité à Skopje, où des élections générales, décisives, sont prévues pour le 15 septembre 2002. Les menaces de guerre civile et de partition brandies par certaines Cassandre ont, pour l'heure, été écartées. Autre zone de tension, la province du Kosovo, sous administration internationale depuis juin 1999, avait suscité bien des alarmes à l'automne 2001 : au lendemain des élections générales remportées par la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) d'Ibrahim Rugova, des désaccords entre leaders albanais avaient failli faire dérailler le processus de dévolution des compétences aux responsables locaux engagé dans le cadre de la résolution 1 244 de l'Organisation des Nations unies (ONU, 10 juin 1999). Au terme de quatre mois de négociations laborieuses, un compromis a toutefois permis l'élection d'Ibrahim Rugova à la présidence et la formation d'un gouvernement de coalition 1. Bien que fragile, cette clarification des rapports de force politiques lève une hypothèque sur les chances de stabilisation du Kosovo. De l'avis des diplomates occidentaux, le dernier obstacle à une évolution apaisée de l'Ouest des Balkans concernait l'avenir incertain de la République fédérale de Yougoslavie (RFY). Forgée en 1992, dans le sillage de l'éclatement de la Yougoslavie titiste, cette fédération asymétrique et sans amour maintenue entre la Serbie et le Monténégro était depuis plusieurs années paralysée par les désirs d'indépendance de la République monténégrine dont le président, Milo Djukanovic, semblait résolu à régler la question de l'autodétermination par la voie du référendum. Cette perspective alarmait les dirigeants européens, inquiets des répercussions régionales éventuelles d'un bouleversement des frontières. La signature, le 14 mars 2002, d'un accord prévoyant la création d'un nouvel État de « Serbie et Monténégro », doté d'un siège unique à l'ONU, représente ainsi, du point de vue des Européens, et singulièrement du Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l'Union, Javier Solana, principal architecte de l'accord, un succès majeur. * Chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) en charge des questions liées à l'Europe centrale et balkanique ; rédacteur en chef de La revue internationale et stratégique. 1. Avec 47 sièges sur 120, la LDK avait échoué à obtenir la majorité absolue et dépendait, pour l'élection du président, du soutien des deux formations issues de l'ancienne Armée de libération nationale du Kosovo (UÇK), le Parti démocratique du Kosovo (PDK) de Hashim Thaçi (26 sièges) et l'Alliance pour le futur du Kosovo (AAK) de Ramush Haradinaj (8 sièges). Ce n'est finalement qu'au quatrième tour de scrutin, le 4 mars 2002, que le leader kosovar a pu être élu par 88 voix pour, 3 contre et 15 abstentions. Le poste de Premier ministre revient à un membre du PDK, Bajram Rexhepi, un médecin, tout comme le ministère du Commerce et des Services publics ; l'AAK obtient les ministères de la Politique sociale et de l'Environnement, alors que la coalition serbe, Povratak, reçoit celui de l'Agriculture. La LDK sera quant à elle en charge des ministères des Finances, de l'Éducation, de la Culture, des Transports et des Communications. L'éclaircissement du paysage balkanique coïncide ainsi avec une période de transition sur le plan de la gestion internationale de la péninsule. On y observe, en effet, un transfert progressif des responsabilités depuis les États-Unis vers l'Union européenne (UE). Hésitant mais non moins sensible, le processus intervient au point de rencontre entre deux tendances, incidemment convergentes. Côté américain, tout d'abord, il traduit une redéfinition de la géographie utile, amorcée dès l'automne 2000, mais fortement accélérée depuis le 11 septembre 2001. Le remplacement du président démocrate William J. Clinton, qui s'était beaucoup investi dans les Balkans en prenant, notamment, le parti d'une intervention occidentale au Kosovo en 1999, par un chef de l'État conservateur, George W. Bush, à l'unilatéralisme chargé de considérations énergétiques, a donné une impulsion majeure à cette évolution. Un premier signe de désinvestissement militaire américain avait été émis avec l'annonce, le 14 mars 2001, que le mandat de 750 soldats américains sur les 3 350 déployés en Bosnie ne serait pas renouvelé. Après la nomination du lieutenant-général français, Marcel Valentin, à la direction de la Force de paix au Kosovo (KFOR), le 3 octobre 2001, les discussions engagées au sujet d'une réorganisation de la mission de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), avec réduction de troupes, semblaient confirmer, au début de l'année 2002, cette tendance 2. Parallèlement, était négocié le passage sous autorité européenne de la Task Force Fox, force de protection des observateurs occidentaux déployée en Macédoine depuis le 27 septembre 2001 3. Bien que désireux de négocier au mieux de ses intérêts un transfert de compétences vers les Européens, Washington apparaît donc soucieux de limiter ses responsabilités militaires en Europe du Sud-Est. Seul demeure, en haut de l'agenda américain, le soutien aux travaux du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) où s'est ouvert, le 12 février 2002, le procès de l'ancien dictateur serbe, Slobodan Milosevic. Côté européen, cette redéfinition du rôle des États-Unis coïncide avec le désir, de plus en plus souvent affiché, de traduire en influence politique les responsabilités financières engagées dans la région. Principal contributeur à la reconstruction, l'UE était, jusque récemment, restée paralysée dans ses initiatives diplomatiques par le souvenir des déboires de la période 1991-1993 lorsque Bruxelles avait cru, hâtivement, son heure venue dans les Balkans. Conscients de leur déficit de crédibilité, les Européens s'étaient alors résignés à une division des tâches incommode, laissant aux Américains le leadership politique et militaire, tandis qu'ils endossaient l'essentiel du coût financier des opérations de maintien de la paix et d'aide au Sud-Est européen. Depuis peu, cependant, forte de l'expérience accumulée au fil de la décennie et dopée par des ambitions nouvelles en matière de politique étrangère et de sécurité commune, l'Europe aspire à une visibilité accrue. La fin des conflits militaires à grande échelle et le retour à une logique politique ont facilité une inflexion amorcée dès 2001. Au moment de la crise en Macédoine, c'est ainsi l'Union européenne qui a occupé le devant de la scène, même s'il a fallu le coup de pouce de Washington avec l'envoi d'un représentant spécial, James Pardew, pour crédibiliser, aux yeux des responsables macédoniens comme des rebelles albanais, les négociations d'Ohrid, co-orchestrées avec l'équipe du représentant spécial de l'UE, François Léotard. De façon plus nette encore, c'est à Bruxelles que l'on doit l'accord du 14 mars 2002 entre la Serbie et le Monténégro. L'heure serait donc à l'affirmation