Clara Arnaud, Sur Les Chemins De Chine (original) (raw)

Prix littéraire de l'Asie 2010 de l'Association des écrivains de langue française Prix René Caillé des écrits de voyage 2011 Prix littéraire des grands espaces 2011 Le texte ci-dessous, publié avec l'accord de Clara Arnaud et des éditions Gaïa, correspond aux pages 112 à 147 du livre. ► 28 avril Dans le bus qui me ramène au village, chargée de ma selle neuve, j'observe une très vieille femme. Elle regarde avec un grand sourire les tapis et les morceaux de soie que j'ai achetés pour mes chevaux. Les Tibétains sont d'une grande coquetterie, hommes et femmes, et ils ont un sens certain de la couleur. Les bleus, les ocre, les rouge vif resplendissent, morceaux de soie volant au vent, se mêlant aux crins des chevaux, faisant resplendir les tuniques ou les maisons. Les cavaliers prennent un réel plaisir à parer leurs chevaux de soie, à natter leurs crins, veillant à assortir les tapis de selles aux rubans dont ils ornent la queue. L'éclat que dégagent ces parures est la manifestation de leur fierté envers leur monture. J'ai eu immédiatement le désir moi aussi de prendre soin d'ajuster les couleurs de mon harnachement comme si ce raffinement était une marque de prestige, et un facteur de respectabilité du même coup. J'ai choisi deux tonalités, les bleu vif de ciel d'été, et les carmin. L'un des attraits du Tibet est l'immense satisfaction esthétique que procurent cette terre et les hommes qui la peuplent. Une silhouette au loin dans les pâtures, la courbe en croissant de lune des cornes d'un yack qui se dessinent en contre-jour, un nez droit et fier, une tunique brodée : le paysage tibétain constitue une symbiose entre la beauté âpre des immensités et la grâce du moindre détail. L'oeil ébloui virevolte incessamment d'une échelle à l'autre, insatiable. Je regarde de la fenêtre du bus les silhouettes des cavaliers galopant devant l'immense étendue d'eau turquoise, la soie orange qui jaillit des crins volant avec fureur, l'ocre des pâtures encore victimes du gel prolongé. Je me retourne et mes yeux se fixent sur le visage de ma voisine, ce menton qui s'avance laissant apparaître une bouche édentée, ces rides profondes et ces longues nattes grises coulant sur une chemise de soie pourpre délavée. La vieillesse de cette frêle créature, dans des contrées difficiles où l'on meurt jeune, m'inspire un respect profond. Nos regards se croisent en silence, se mêlent et se dénouent. Le sien me signifie que je suis ici l'Autre.