Husserl, phénoménologie et art abstrait (original) (raw)

Le fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl, philosophe allemand ou plutôt germanophone originaire de la Moravie, a célébré le XX e siècle naissant en publiant ses six Recherches Logiques. La deuxième était entièrement consacrée à l'abstraction et aux théories afférentes. C'était un ouvrage savant qu'on ne pourrait taxer de "pré-phénoménologique", qu'en sachant où cette voie devait mener son auteur. L'abstraction y est traitée pour l'instant exclusivement de manière traditionnelle (sinon scolastique), c'est-à-dire du point de vue de la formation des notions générales, notamment scientifiques : Begriffsbildung. Comment la pensée déduit, en les abstrayant, certaines qualités de l'objet et les élève au niveau d'une notion ? Douze ans plus tard, en 1913, le tirage étant épuisé, il réédite ses Recherches logiques et en profite pour les corriger. Quand on a en tête les événements qui, dans l'histoire de l'art, séparent l'an 1901 de 1913, il n'y a rien d'étonnant à ce que les modifications du texte intervenues dans la deuxième édition témoignent d'un bouleversement dans la perspective husserlienne sur l'abstraction. Nulle doute que la raison provienne de sa découverte de l'art abstrait, dont l'amateur d'art Edmund Husserl a pris connaissance en visitant des galeries, en parcourant les nouvelles revues d'art et en s'intéressant à l'oeuvre, entre autres, de son compatriote tchèque (bohémien, lui, né à quelques 200 km de la ville natale de Husserl et une douzaine d'années son cadet) František Kupka. Commence alors une longue histoire de connivence entre la phénoménologie et l'art abstrait qui ont trouvé, l'un dans l'autre, leurs partenaires et interlocuteurs privilégiés. Que mes auditeurs et lecteurs me pardonnent cet exercice de virtual history ou plutôt cette boutade. Husserl fut un homme, comme on dit, cultivé, mais son amour de l'art n'a jamais enfreint ses voeux de fidélité à Beethoven, Dürer, Raphaël, Titien ou Michel-Ange. De Kupka (comme d'ailleurs de tous les autres artistes abstraits) il ignorait très probablement jusqu'à l'existence. Les modifications introduites dans la deuxième édition de sa deuxième Recherche Logique sont, c'est vrai, multiples, mais aucune ne laisse soupçonner la moindre trahison au goût plus que classique de son auteur, sans parler d'une refonte inspirée par l'irruption de l'art abstrait. Pourtant, une chose est juste dans l'histoire virtuelle que je viens de conter : à savoir l'alliance sacrée entre la phénoménologie et l'art abstrait. Nous avons donc affaire à une énigme : Husserl ayant été, au début du siècle, absolument imperméable à l'art de son époque, comment se fait-il qu'un demi-siècle plus tard, la phénoménologie se soit imposée comme la voie royale de compréhension de l'art moderne ? Je vais donc consacrer ces quelques réflexions à cette énigme. À priori la rencontre de la phénoménologie et de l'art abstrait paraissait bien compromise, du moins du côté des artistes qui boudaient la pensée académique. Comme le dit Mikel Dufrenne : "Entre la praxis artistique de ce temps et la réflexion esthétique, [il y avait 1 ] peu de communication ; les esthéticiens et les historiens sont plus familiers avec la Renaissance qu'avec le Fauvisme, le Cubisme, la musique de Debussy, de Stravinsky ou de Schönberg. Seule une esthétique spontanée, une théorisation immédiate portent sur ce que se fait hic et nunc ; mais elle est l'oeuvre des artistes eux-mêmes ou de leurs compagnons de route : de Kandinsky ou d'Apollinaire, et c'est dans le Blaue Reiter qu'elle s'écrit plutôt que dans la Zeitschrift für Aesthetik und allgemeine Kunstwissenschaft" 2. Les artistes savaient, donc, penser eux-mêmes, et s'ils recourraient à l'aide des philosophes, ils se tournaient plutôt vers Rudolf Steiner que vers Immanuel Kant. Sans parler de la métaphysique, même l'esthétique en tant que branche philosophique n'enchantait que peu les artistes-novateurs. N'oublions pas que, à la différence de l'esthétique d'aujourd'hui, celle de l'époque était fière de ne rien devoir ni pouvoir dire devant un tableau. C'était, comme on disait, une esthétique 'pure' (reine), propre, libre de toute impureté : de l'expérience de l'art en particulier. La jeune phénoménologie ne se démarquait, d'ailleurs, nullement de la 'rhétorique de la pureté' commune à la philosophie et à l'idéologie allemandes du XIX e et du bon premier tiers du XX e siècle 3. Dans le cadre phénoménologique, le changement n'interviendra qu'avec Heidegger dont L'origine de l'oeuvre d'art cherche déjà à parler à partir de l'oeuvre (bien qu'avec un résultat assez mitigé). Mais tous les phénoménologues n'étaient pas fiers de cette pureté (alias ignorance) à l'égard de l'expérience de création et de perception de l'art. En 1916, un jeune phénoménologue, élève de Husserl, accusait l'esthétique de ne pas être à même de prendre position sur les questions d'art posées par l'époque, notamment "par rapport à l'expressionnisme et au futurisme, aux arts appliqués modernes et à la musique moderne, à Stefan George et au mouvement Charon, à Hodler et à l'influence japonaise" 4. Ces accusations, mis à part leur évident bien-fondé, avaient un goût blasphématoire, puisqu'elles invitaient les théoriciens à prendre une position dans les débats artistiques. Si l'on passe maintenant à l'analyse un peu plus détaillée des obstacles à la rencontre avec l'art abstrait, ceux-ci étaient, du côté de la phénoménologie, de deux sortes : les uns concernaient l'art, les autres touchaient à l'abstraction. Quelle était l'attitude de Husserl lui-même à l'égard de l'art ? Cette attitude était, tout d'abord, absolument et sans faille aucune, mimétique et épistémique. Rien ne laisse soupçonner chez Husserl une conception non-représentativiste, non-figurative, non-analogique de l'art. En disant cela, évidemment, on est à cheval entre l'interprétation des positions théoriques du penseur et l'analyse de ses prédilections individuelles, intimes, qu'on essaie de détecter entre les lignes de ses ouvrages théoriques (puisque sa vie se laisse réduire plus ou moins à ceux-ci). Lorsque Husserl donne l'exemple du portrait, et dit qu'un portrait crée l'illusion que la personne est là 5 , nous sommes indécis : faut-il prendre ces paroles pour une position esthétique normative, ou pour le signe d'une extraordinaire impressionnabilité, d'une particulière délicatesse d'âme de l'individu Edmund Husserl ? Quoi qu'il en soit, l'art est pour lui un mode bien spécifique de connaissance du monde 6 .