L'écriture et la perte. Les questions de l'anthropologie (original) (raw)

L'écriture et la perte, Les questions de l'anthropologie 1. « Quelle science étrange que celle dont les affirmations les plus connues ont les fondements les moins sûrs, dans laquelle plus vous maîtrisez une connaissance de quelque façon, plus s'intensifie la suspicion-la vôtre et celle des autres-quant à sa validité ! C'est à cela, comme de harceler de questions obtuses des gens subtils, que s'apparente le fait d'être un ethnographe. » C. Geertz L'usage de l'écriture demeure, à peine implicitement pour la tradition occidentale, une assurance d'ordre, de complétude, de justesse de la mémoire et de la transmission, viscéralement intégrée à la définition de soi. D'ailleurs, comme le souligne C. Severi, « nous avons pris l'habitude d'appeler les sociétés que nous ne voulons plus considérer primitives des ' sociétés sans écriture' » 2. Est-ce ici l'effet d'une synonymie politiquement correcte ou le signe d'une réelle transformation de statut ? L'invention a été portée par les historiens de l'évolution au tableau synoptique et chronologique des inventions de l'humanité et ceux qui restent convaincus de ses qualités uniques d'organisation, de distinction, de profondeur temporelle, de connaissance, sont trop nombreux pour en dresser l'inventaire. L'oralité et l'écriture se posent donc le plus souvent comme une paire oppositionnelle indépassable dont la supériorité du second terme paraît indiscutable. L'ethnologie et l'anthropologie se sont trouvées, à divers degrés, au coeur des relations complexes qu'entretiennent traditions écrites et usages de l'oralité, questions et formes de mémoire, de résistance, de cognition et d'émotions. Et les études interrogeant la méthode se sont multipliées selon deux axes parallèles : d'une part, l'analyse comparative des spécificités de classification, de circulation et de fixation de l'information dans les deux types de société, d'autre part, la question de l'écriture ethnographique, de ses filtres irréductibles (eux-mêmes tributaires des filtres dont sont porteurs les informateurs) et de la saisie la plus rigoureuse d'un « matériau humain » éminemment fluide, formulé sous le régime conceptuel d'une langue toujours rétive à la traduction, quelquefois même actif dans un mode non-propositionnel, voire tu délibérément. 1 Les bases de cette réflexion ont été exposées une première fois en avril 2007, au colloque international «Autour de l 'oralité et de l'écriture » organisé par le Laboratoire d'Etudes et de Recherches sur l'interculturel, à l'Université Chouaïb Doukkali, à El Jadida (Maroc). De plus, elle a bénéficié d'entretiens avec Philippe Descola, Barbara Glowczewski, Pierre-Jo Laurent et Olivier Servais, et de discussions avec C. Havelange, C. Mougenot et B. Charlier. Qu'ils en soient tous profondément remerciés.