Faire entrer le réel en collision avec le romanesque : l’art du montage dans Retour à Kotelnitch et Un Roman russe d’Emmanuel Carrère (original) (raw)
2017, Australian Journal of French Studies
Faire entrer le réel en collision avec le romanesque : l'art du montage dans Retour à Kotelnitch et Un Roman russe d'Emmanuel Carrère La production d'Emmanuel Carrère, qui a connu une nette inflexion du romanesque vers le biographique et l'autobiographique, est marquée par des fils conducteurs qui renseignent sur sa conception de l'individu et de la littérature. Ses textes portent la trace d'une fascination pour l'horreur et la folie, se manifestant par un passage ambigu entre le réel vécu, et l'imaginaire proche de la fiction pure. Carrère a d'abord créé des personnages adeptes de fabulation ou en proie à des délires et obsessions (comme dans La Moustache, 1986 ou La Classe de neige, 1995) pour ensuite s'intéresser à un fait divers : celui qui a éclaté en France en 1993 sous le nom de "l'affaire Jean-Claude Romand", quand ce dernier a choisi de tuer sa famille et tenté de mettre fin à ses jours plutôt que révéler les mensonges sur lesquels il avait construit toute sa vie d'adulte. 1 L'Adversaire (2000), enquête à la première personne sur cette affaire, a marqué un tournant dans la production littéraire de Carrère. Depuis, il n'a produit que des oeuvres de "non-fiction", appellation dont il constitue un farouche défenseur en opposition à la notion plus répandue d'autofiction, en soulignant le fait que la part de fiction dans ses textes autobiographiques est nulle. 2 Attrait pour le vécu et le réel d'une part, fascination pour le romanesque d'une autre : les textes de Carrère, qu'ils soient de fiction ou ouvertement auto/biographiques, ont tendance à dresser le portait d'individus ayant vécu leur vie comme des personnages de roman-c'est le cas de Limonov (2011). Mais c'est probablement dans le diptyque film/texte que constituent Retour à Kotelnitch (2003) et Un Roman russe (2007) que cette empreinte du romanesque sur la production autobiographique est la plus visible. Publié en 2007, Un Roman russe relate comment, au début des années 2000, Carrère a accepté un projet de documentaire qui l'emmènerait à Kotelnitch, en Russie, sur les pas du dernier prisonnier de guerre, Andras Toma, qui venait d'être retrouvé et allait être rapatrié vers son village natal en Hongrie. À cette époque, Carrère, qui se sentait luimême prisonnier du projet qui l'avait accaparé pendant plusieurs années, a pensé qu'en s'immergeant dans un reportage, il pourrait échapper à ce couloir oppressant de secrets que constitue L'Adversaire : Aujourd'hui je n'en veux plus. Je ne supporte plus d'être prisonnier de ce scénario morne et immuable, quel que soit le point de départ de me retrouver à tisser une histoire de folie, de gel, d'enfermement, à dessiner le plan du piège qui doit me broyer. Il y a quelques mois j'ai publié un livre, L'Adversaire, qui m'a tenu prisonnier sept ans et dont je sors exsangue. J'ai pensé : maintenant, c'est fini, je passe à autre chose. Je vais vers le dehors, vers les autres, vers la vie. Pour cela, ce qui serait bien, ce serait de refaire des reportages. Je l'ai dit autour de moi et on n'a pas tardé à m'en proposer un. Pas n'importe lequel : l'histoire d'un malheureux Hongrois qui, fait prisonnier à la fin de la seconde guerre mondiale, a passé plus de cinquante ans enfermé dans un hôpital psychiatrique au fin fond de la Russie. On s'est tous dit que c'était un sujet pour toi, répétait avec enthousiasme mon ami journaliste, et bien sûr cela m'a exaspéré. Qu'on pense à moi à chaque fois qu'il est question