"Pour une éthique sociale à l'ère du numérique. Vers une humanisation des sociétés ouvertes (version provisoire)", in Ecologies sociales. Le souci du commun, Chardel, P.A., Reber, B., dir., éditions Parangon, Lyon. (original) (raw)
Toute nouveauté technologique, pour la critique, est désarmante. En effet, l'innovation, par nature, procède dans l'opacité d'un régime d'expertise, et produit du changement social en substituant des épreuves de force à des épreuves de justice 1 . Un certain nombre d'auteurs mettent même en évidence que la technique produit des effets de sidération, liées à l'impossibilité fondamentale devant laquelle nous nous trouvons d'inscrire sa nouveauté technique dans le registre du symbolique et donc de lui donner du sens 2 . De ce fait, l'adoption d'une réflexion d'ordre éthique sur une technologie n'est donc pas un geste naturel. Un premier cadre conceptuel, déployé avec grandeur par Hans Jonas, consiste à tenter une mise en garde contre les effets dramatiques de la puissance et de la libération qu'ouvre la technique. L'éthique pour la civilisation technologique, en lien avec ce geste conceptuel, privilégie la « non-puissance », l'appel aux limites, et insiste sur les risques et la peur. C'est plutôt autour d'un second geste de pensée que s'est inscrite une certaine réflexion éthique autour du numérique. Dans ce second geste de pensée, l'irruption d'une technologie est jugée à l'aune de ses effets sur la distribution du pouvoir, du savoir et de la richesse. C'est sous cet angle par exemple que Langdon Winner 3 considère que, alors que la plupart des objets techniques sont flexibles et peuvent supporter différents arrangements institutionnels, certains artefacts ont « une politique ». En effet, pour certaines machines, on voit se redistribuer, lorsqu'elles se diffusent dans la société, les trois capitaux que sont le pouvoir, le savoir et la 1 Sur l'opposition entre les épreuves de force qui rendent illisible la critique, et les épreuves de justice, qui la supposent, cf. Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1986. 2 Pour une analyse des effets de sidération dans le cas de la biométrie, expliquant l'atonie sociale malgré son implantation dans les cantines scolaires ou les zones aéroportuaires, cf Gérard Dubey, « Les deux corps de la biométrie », Communications, n°81, 2007, pp.153-166. 3 Langdon Winner, « Do artefacts have politics? », in The whale and the reactor: a search for limits in an age of high technology, Chicago, Chicago University Press, 1986, pp. 19-39.