Le langage de la violence dans les enluminures des Grandes chroniques de France dites de Charles V (original) (raw)

Violence cachée dans les sentences d'Anselme de Laon

Afin de mieux comprendre une forme de violence propre aux intellectuels, une interrogation sur la langue paraît l'un des points de départ légitimes. De fait, la langue latine pour dire la violence dispose du mot vis auquel se rattachent violentus et des dérivés comme violentia 1 . Le terme de vis signifie à la fois la violence physique -vim afferre alicui que l'on peut littéralement traduire par « faire violence à quelqu'un » -et la violence immatérielle, par exemple intellectuelle : ainsi la vis verborum désigne-t-elle ce que veulent dire les mots, pas seulement leur sens, mais aussi leur valeur, voire leur puissance. La langue latine et les langues romanes à sa suite porteraient donc inscrites en elles l'ambivalence de la violence : il peut bien exister une violence sans parole, mais à en croire le latin les mots portent une force, une intention signifiante et persuasive qui pose d'emblée problème. Comme l'a souligné Paul Ricoeur, une rhétorique « sauvage » existe avant même qu'une discipline portant ce nom et a fortiori la philosophie s'en occupent et tentent de la borner 2 . Dès lors, la question pour le philosophe ne consiste plus à savoir s'il existe ou non une forme de violence propre au Logos, mais plutôt à essayer de la circonscrire et de lui porter remède.

Violence lexicale de la culture impériale française

Les Temps Modernes, 2017

Quel fut le rôle du langage dans la violence de l'impérialisme français moderne ? Prenant l'exemple de la conquête française de l'Algérie des années 1830 et 1840, je me propose de montrer comment un registre et un langage de la force inédits furent déployés par la France au Maghreb. Bien que châtiments, expéditions punitives et massacres aient été présentés comme autant de réponses indissociablement liées à l'âpreté de l'environnement africain dans lequel les soldats européens opéraient. Ces formes de violence résultèrent, en réalité, d'une série articulée et argumentée d'idées et de politiques véhiculées par les élites de l'Empire à Paris et à Alger. Ces notions se cristallisèrent dans des néologismes. Ces mots n'étaient certes pas porteurs par eux-mêmes de nouveaux modes de violence, mais ils naturalisaient et normalisaient des pratiques de violence et leurs conséquences, dans la mesure où le langage, à moins d'être analysé étymologiquement, est souvent considéré comme sans origine et apparaît comme un miroir du monde. Les néologismes ont le pouvoir de libérer et de redéfinir le réel en répandant dans leur sillage un sentiment partagé de transformation culturelle du monde. Ceux qui, dans les années 1830-1840, propageaient les termes nouveaux dont il va être question ici devaient bien deviner les conséquences pernicieuses d'un tel jeu linguistique. L'analyse que je propose ici trouve son origine dans la lecture de lettres, rapports, livres et pamphlets rédigés par des soldats, des administrateurs et des politiciens français basés en Algérie entre 1830 et 1840. On constate que les rédacteurs de ces divers textes

La polyphonie pour dire la violence dans la litterature contemporaine francophone

2021

Cette contribution propose une analyse des formes de l’hétérogénéité énonciative –montrée et constitutive– (Authier-Revuz, 1984) dans deux romans francophones contemporains : Après nous les nuages (Bruxelles, 2017) de Marc Meganck, et Belle merveille (Paris, 2017) de l’auteur haïtien James Noël, dans le but de mettre en évidence comment à partir des énoncés polyphoniques l’on construit un discours collectif sur la violence. Ces textes racontent des événements qui ont eu lieu récemment et où la violence provoque la mort, la peur, l’horreur et le chagrin. Dans les deux cas, le temps du récit se situe après les événements, c’est-à-dire une fois que les paysages urbains et naturels ont été modifiés par la violence. Face à ces images effrayantes, la voix narrative se démultiplie en raison d’une violence qui n’est pas individuelle, personnelle ou intime mais collective et plurielle, et qui touche une communauté tout entière. D’une part, Noël raconte une catastrophe, le tremblement de ...

Percevoir et traduire la violence verbale du peuple. De l'Ancien régime au XIX e siècle

Sous l’Ancien Régime, la violence physique du peuple est souvent perçue comme une violence sans nom en référence à un groupe en rebellion, et manipulé de l’extérieur. Avec l’apparition dans le regard des élites d’une figure distincte de l’individu-peuple dès les années 1770, la violence verbale se distingue de la violence physique et peut même faire l’objet de transactions. Confrontés à la multiplication des violences verbales dans les épisodes punitifs, les révolutionnaires s’efforcent alors de retranscrire ces paroles, par le biais du document judiciaire, puis de les traduire, si nécessaire, dans les termes d’un discours politique légitime. Ils inventent ainsi de nouvelles formes de violences verbales institutionnalisées.

"Du reproche à la polémique : la mise en place de la violence verbale dans quelques œuvres du XIIe et du XIIIe siècles"

Études médiévales, n°8, p. 150-161., 2006

… Que vous diroie je ? Mesire Tristan, je sui mors, et par vous sans faille ! -Conment ? Dynadant, fait mesire Tristans. Ne porés vous donc chevauchier ? -Chevauchier ! Desloiaus ! Ce que est que tu dis ? Quides tu donc que je me faingne ? Je non, voir, Tristan, je ne me faing pas ! Dix vausist ore que tu sentisses ce que je sent ! Tu ne m'iroies pas gabant, ensi com tu fais orendroit !" (Tristan 2, 63,(24)(25)(26)(27)(28)(29) Le cri de colère de Dynadan nous fait sortir brutalement de l'atmosphère courtoise du roman. Le rythme de l'énonciation s'accélère, les phrases deviennent plus courtes et se trouvent hachées par des adverbes à valeur affective, comme donc et voir. L'information piétine et se trouve répétée plusieurs fois, les termes d'adresse, « Desloiaus ! » prennent un tour injurieux, même le nom de Tristan, détaché de tout adjectif valorisant ou respectueux et accompagné du tutoiement, devient agressif. Son interlocuteur a beau essayer de se montrer conciliant, le jeune homme ne se calme pas. Tout à coup, par sa parole, la violence éclate en mots et prolonge la violence physique des joutes et des duels. La violence verbale entre dans la catégorie de ce que les théoriciens Brown et Levinson ont appelé les FTA, Face Threatening Acts, les actes de langage menaçants envers la face d'autrui. Cette théorie complète une première approche d'Erving Goffman, qui définissait deux faces en chaque individu : la première face est appelée face positive et englobe la représentation que chacun a de lui-même, l'image valorisante qu'il se donne et qu'il essaye de faire passer dans l'interaction avec autrui. La deuxième face est sa face négative, elle correspond à ce que Goffman appelait « les territoires du moi » et englobe le territoire corporel, spatial, matériel et psychique de chacun. Chaque interaction met en présence les deux faces de chacun des locuteurs, qui essayent à tout moment de ménager la face de leur interlocuteur et leur sienne propre. En effet, les actes verbaux ou non verbaux que l'on accomplit ainsi les uns avec les autres peuvent être considérés comme des menaces potentielles pour les faces de chacun. La violence ressentie est l'un des effets perlocutoires de ces actes : faire une promesse par exemple engage la face négative de celui qui la fait, faire un aveu sa face positive, couper la parole agresse la face négative de celui qui parlait, réfuter une opinion agresse la face positive de l'interlocuteur qui l'avait émise… Cette violence en est bien une : « Perdre la face » entraîne une douleur réelle.

L'écriture de la guerre chez V. Makanine

HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe), 2008

Le thème de la guerre n'est pas caractéristique de l'écrivain russe contemporain Vladimir Makanine (né en 1937), mais il apparaît au moins deux fois dans son oeuvre. D'abord dans la nouvelle Le Prisonnier du Caucase, publiée en 1994, puis plus récemment, en 2001, dans un court récit 1 intitulé La guerre d'un jour. Dans un cas comme dans l'autre, la critique littéraire a été frappée par le caractère « prémonitoire » de ces oeuvres. La première, en effet, est écrite à la veille de la première guerre russo-tchétchène et publiée « sous le fracas des canons ». Le second récit a été écrit juste avant l'attentat new-yorkais du 11 septembre 2001 qui a déclenché l'affrontement américano-islamiste que l'on sait 2. Et pourtant, avec le recul, on peut dire que ni l'une ni l'autre de ces oeuvres ne sont directement des oeuvres sur la guerre. La lecture immédiate et la coïncidence avec l'actualité ont masqué le sens profond de ces récits, la véritable recherche ontologique de leur auteur et son dialogue avec la tradition littéraire russe. Le Prisonnier du Caucase, voilà un titre qui inscrit explicitement la nouvelle de Makanine dans une longue lignée d'oeuvres classiques, dominée par les « poèmes du sud » de A. Pouchkine. Au delà il renvoie à toute la littérature romantique sur ce thème byronien (on pense au poème Le Giaour), portant l'influence de J.-J. Rousseau et du mythe du bon sauvage, et s'appuyant sur l'opposition Nature/Culture. Le grand poète romantique M. Lermontov a développé le thème principalement dans Mtsyri, dans Un Héros de notre temps, dans Valérik, et il a également intitulé un poème en 35 strophes Le Prisonnier du Caucase, en 1828. L. Tolstoï a écrit, lui aussi, un Prisonnier du Caucase, dans lequel on trouve la même trame narrative que dans les poèmes romantiques : le prisonnier russe Ivan Jiline est aidé pour son évasion par la jeune Caucasienne Dina. Chez Pouchkine, le thème du Caucase est déjà inséparable de celui de la guerre aux confins de l'Empire russe. Toute l'oeuvre de Lermontov est lié au Caucase et au thème de la liberté, ou plutôt de la non-liberté de l'homme (sa condition de « prisonnier ») par rapport à sa condition sociale et humaine, (c'est le thème du démon, de l'ange déchu, qui aspire à