Fictionnalité et factualité dans l’Inde moderne et contemporaine: Controverses critiques indiennes sur la mimesis réaliste (original) (raw)
2010, Fr. Lavocat & A. Duprat (dir.), Fiction et cultures
Dans un article sur Shadow Lines, faisant partie du dossier critique annexé à l'édition universitaire de ce roman chez Oxford India, Meenakshi Mukherjee affirme qu'il n'appartient décidément pas à la veine réaliste, entre autres raisons parce qu'il met en question le savoir de la réalité, ce qu'on en peut savoir, et perturbe les frontières entre expérience vécue et expérience du narré. Elle écrit en conclusion : "The reiterative use of the two images -mirrors and maps-interact in the novel to stretch the narrative beyond mimetic realism to incorporate an element of mystery, a bafflement at the frontiers of knowing." (SL 267) Sans vouloir trop vite taxer de naïveté ou de rigidité idéologique l'éminente critique, on peut s'étonner de l'étroitesse de sa conception du réalisme et de la mimesis jusqu'au moment où l'on comprend que celle-ci est attachée à une période et à une aire d'exercice très restreintes de sa longue histoire, à savoir le XIXème siècle britannique. Elle assure en effet, dans un ouvrage cité par Makarand Paranjape, que "les conventions du réalisme […] ne pouvaient pas être transférées à la situation indienne sans causer certaines mutations involontaires dans le mode lui-même. Le problème fondamental des premiers romanciers indiens était de réconcilier les exigences du réalisme avec l'intransigeance de la réalité." (MP 22, from MM vii) Outre ses relents d'essentialisme (comme quoi la "réalité" en soi voudrait et pourrait se faire connaître "telle quelle" dans ses représentations esthétisées), cette phrase est marquée par une curieuse asymétrie : tout se passe comme si le réalisme britannique était fait de "conventions", d'arrangements commodes avec le réel, tandis que, transplanté en Inde, il devrait se remodeler, hors conventions, sur une réalité essentiellement différente. Ainsi donc, il y aurait, sous ce terme commun deux attitudes étiologiques radicalement opposées selon que dominants ou dominés entreprennent d'utiliser le mode réaliste de la mimesis. Il serait dès lors étonnant que les colonisés se soient rués comme l'histoire littéraire veut qu'ils l'aient fait sur un mode de représentation socioculturelle aussi contraire aux intérêts indiens, et qu'ils s'y soient tenus avec une telle constance depuis près d'un siècle et demi. En rapprochant la seconde citation de la première, on s'aperçoit aussi que l'interprétation et l'appréciation d'une oeuvre comme celle d'Amitav Ghosh sont rendues, dans cette perspective, malaisées et ambiguës par une tension entre nostalgie de l'apparente simplicité d'un réalisme "de convention", donc reconnaissable, et nécessité d'une certaine rupture avec celui-ci pour rendre compte plus exactement, selon une norme de fidélité, de "la" réalité indienne spécifique. D'autre part, l'idée d'un réalisme britannique victorien conventionnellement monolithique, sous-tendant le besoin de le réviser profondément en fonction de la réalité indienne, est sujette à caution pour de nombreuses raisons. La société britannique du XIXème siècle est une société de classes extrême où les libertés