La Traduction (original) (raw)
«(…) traduire » ce qui du silence des survivants aux meurtres de masse se transmettait à leurs enfants. » Jeanine Altounian. "Tout passe par la langue. Le corps y est suspendu" Dominique Sigaud, Dans nos langues. À ma mère Le temps passe. Par des raisons extérieures à moi, je suis obligée, seulement d´une certaine manière, de réécrire la première version de La Traduction. Un récit qui commençait ainsi : Tu me demandais des nouvelles sur la publication de mon livre sur la guerre civile espagnole et ta famille. Elle n´a pas été possible. Ce livre-là, tu ne le liras jamais. En fait, ce livre dont tu me parlais, je ne l´ai pas encore écrit entièrement. Il est resté en morceaux, en tranches, avec des traces d´une écriture rapide mélangée avec des pages blanches et difficiles à comprendre. Il est aujourd´hui une sorte de brouillon avec des lignes déchirées comme ma famille maternelle, ou comme ma déchirure retraversée par les mots intraduisibles de ma mère. Par sa mort. Ma mère est morte le même mois de sa naissance quatre vint treize ans avant. Sa langue orale a disparu de ma vie. Les traductions aussi. Mais une autre, celle qui reste dans mon intérieur, sa langue intérieure en moi, je la tiens et la retiens dans ma pensée, dans mon corps, dans mon écriture. Le jour de la disparition de la langue orale de ma mère, mon monde a changé. Il ne me reste que l´absence et le deuil de celle que je devais traduire pour la comprendre. Pour savoir ce qu´elle voulait de moi. Quand j´arrivais à le faire, à la comprendre, soit il y avait des erreurs dans ma traduction, qui allaient marquer le présent de ma vie, soit la traduction m´était directement impossible, ce qui marquait mon futur et à moi-même. Sans savoir, traversée par ces mots, ils restaient doubles, triple, d´une polysémie infinie : dedans, dehors et surtout, au fond de moi-même. Il s´agissait d´un horizon que j´oubliais systématiquement de tracer. Ces trois dernières lignes sont pour moi difficiles à comprendre. Je me sers aujourd´hui de mes langues pour pouvoir donner un lieu à la graphie du deuil de celles de ma mère. Maintenant, pour le faire, je me tiens en équilibre sur un bord inconnu, sur un mur d´étrangeté au milieu de cette perte. D´un côté de cette construction, il me reste ma vie quotidienne et mon écriture et de l´autre, l´éloignement et le silence de tout ce qui signifie le mot famille. Un mot désir inaccompli dans mon histoire. Maintenant vide, qui fait trou. Attachée à la présence du souvenir de ma mère. Sans sens ou peut-être avec. Maintenant, ce mot a disparu de mon vocabulaire, de mes langues, de toutes mes connaissances. Je suis rentrée à Madrid après mes vacances, le 10 septembre 2017 à 14h30. Il faisait chaud. C´était normal, comme un jour quelconque de ce début de la fin de l´été. Oui, il faisait chaud, d´une chaleur sèche. J´étais fatiguée après cinq heures de voyage. Après un repas frugal, je suis allée me reposer. Vers 18 heures, j´ai téléphoné à ma mère comme d´habitude. C´était l´appel quotidien. Je préférais lui téléphoner à cette heure-ci, après sa sieste, car elle se sentait affaiblie. Pour moi, cette longue sieste des derniers mois d´avant sa mort c´était une alarme, car elle ne l´avait jamais faite. Ceci a duré deux ou trois mois. Malgré cette alarme à moitié consciente, je ne pensais pas à la possibilité de sa mort. Elle était là, dans ma pensée et mes gestes, l´habitude. Avant, je lui téléphonais à n´importe quel moment, pendant ces deux ou trois mois semi mortels, j´avais l´espoir de la trouver disponible pour m´écouter, plutôt pour me raconter des choses. Pour que je la traduise. Le 11 septembre 2017, vers 18 heures, au téléphone, j´ai écouté sa respiration très saccadée et sa voix affaiblie qui me demandait sans conviction, si on était bien arrivés. Je ne voulais pas trop la déranger, je la sentais très fatiguée. J´étais dans l´impossibilité absolue de pouvoir traduire ses mots, ses souffles, à part la formule de politesse qu´elle employait de façon rituelle. Tout ce qui passait par son souffle m´est restée dehors, mais aujourd´hui, il me revient à la mémoire. Le lendemain matin, mon frère m´a envoyé un WhatsApp en me disant : « Maman est morte ce matin à 7h30. » Choc. Je n´ai pas pu déchiffrer le message, j´ai seulement vu la couleur verdâtre du fond de l´écran de mon portable et le mot "maman". L´intuition de sa mort a été suivie par cette vision. Le reste : l´inquiétude et l´appel. Je devais partir la voir une semaine après sa mort, le 17 septembre, je voulais lui faire une surprise, mais le mot « mort » fut plus rapide que moi. Une valise, un voyage pour lui dire adieu avant le feu et la crémation. Un mois plus tard, mon frère et moi, nous nous sommes rencontrés à Séville pour aller à la campagne de l´enfance de ma mère, pleine d´oliviers, et laisser ses cendres enterrées sous les racines d´un olivier choisit par mon frère, qui se trouvait en face de l'ermitage où elle allait jouer quand elle était enfant. Entre les deux, comme une ligne grisâtre qui laisse passer le temps et l´espace, une route étroite qui les séparait. Sans me rendre compte, à cause des alentours, de l´endroit et de la couleur du jour, je me suis mise à remémorer tout ce que j´avais vécu dans ce milieu rural quand j´étais petite. Après mon adolescence, je n´y suis jamais retournée. J´étais dans ces moments de remémoration, de rappel. Je me rappelle encore. Dans cet état, je n´ai pas vu que mon frère et sa fille s´éloignaient. Tout passait vite, très vite. D´un coup, les cendres de ma mère était sous les racines d´un olivier et je n´étais pas là. Très rapidement, j´ai traversé la route pour accompagner le geste de mon frère d´ouverture de la terre pour mettre les cendres de ma mère. Un geste qui s´était déjà produit sans ma présence. Mes souvenirs s´étaient écrasés avec celui-ci. Je parlais avec une de mes cousines et quand je retournais ma tête, ils étaient dans la voiture prêt à s´en aller. Aveugle. Temps obscurci. Sidérée. L´invisible frontière entre les deux. J´étais seule. Peut-être, est-ce la condition ? Jeu des miroirs entre ma mère morte et moi dans la blancheur verdâtre et chaude de ces champs du Sud.