Errance et passage à la limite (original) (raw)
La frontière est ce qui sépare et relie deux côtés dont elle participe à la fois. Ligne de partage, elle est clôture au-delà de laquelle on devient un étranger sorti du pays, mais aussi seuil à partir duquel on se laisse habiter par des paysages, aux confins d'un inconnu dont l'étrangeté paraît repousser toute limite. On parlera dans un cas d'errance, et dans l'autre on parlera plutôt de passage. Ici, mouvement désorienté dans les marges, et là, carrefour à la croisée de marches inventées par des chemins qui marquent. Un espace est tantôt celui du point tantôt celui du pont. Le point sera celui d'une île de quarantaine où, chez Le Clézio, des migrants sont internés dans l'attente de leur embarquement pour l'île Maurice. Et le pont sera celui qu'empruntent les personnages de McCarthy pour franchir la frontière américano-mexicaine. Une aventure existentielle attend les voyageurs. Au lieu du but affiché : retour à des origines incertaines au contact d'un ailleurs, on touche à des limites où le dépassement de celles-ci révèle un envers intérieur. Et la frontière, opérant normalement la territorialisation des lieux, finit par déterritorialiser l'espace en amenant l'homme au bout de lui-même et des choses. 2 La frontière américano-mexicaine est la matérialisation d'une limite abstraite intérieure à tout l'espace américain, de part et d'autre d'un seul et même fleuve en double appellation (Rio Grande/Rio Bravo), cher au western. Une Frontière majuscule est refoulée jusqu'à l'océan, bordure ultime et naturelle où se noie cet objet géographique instable à la dissolution duquel on doit l'apparition d'un double objet topique appelé border, au sens de frontière qui barre la route, ou frontier, au sens de front pionnier qui trace une voie. Dans un cas l'espace est fixé par des limites et dans l'autre il est sans arrêt déplacé. Le Sud est un substitut de l'Ouest absenté 1 , dont McCarthy ressuscite et simultanément démolit le mythe en 1985 avec Méridien de sang. C'est au Sud, à présent, que les cowboys adolescents de la Trilogie des confins s'en vont prendre la route et perdre le nord et la vie, comme il arrive aussi dans No Country For Old Men en 2005. À chaque fois, passer la frontière équivaut donc à dépasser les limites. Un dépassement fait se poser la question du passage à la limite. Autant la frontière est ce qui territorialise un espace, autant son passage est ce qui désoriente un réel. On essaiera de montrer qu'il y va d'une inversion Errance et passage à la limite Carnets, Deuxième série-10 | 2017