Une anthropologie philosophique vivante (original) (raw)

2016, Anthropologie et Sociétés

Royal à Calgary aux lendemains d'une tempête de neige d'été décimant la moitié des arbres du campus, je discute avec Tim Ingold. Nous sommes le 10 septembre 2014, et c'est à l'occasion de la conférence « Under Western Skies 3 » portant sur le thème des intersections entre environnements, technologies et communautés que nous nous retrouvons là ; Tim Ingold pour sa conférence plénière « Le Nord est Partout », moi pour ma communication « Vivre avec le loup blanc ». Nous sommes deux anthropologues côtoyant activistes, autochtones, environnementalistes, philosophes, spécialistes en littérature, en éducation, musicologues, poètes, artistes et j'en passe, et nous nous préoccupons tous deux de nos relations potentiellement destructrices avec l'environnement. Ces préoccupations ne sont ni anodines, ni déconnectées de cet entretien, car elles planent derrière les passages que Tim Ingold a déjà faits et continue de faire dans le monde de la phénoménologie, afin de proposer une anthropologie bien particulière permettant de participer à l'improvisation d'un monde plus viable. Le vent dans le micro, les sons de voitures en arrière-plan, le soleil plombant nous permettant de tolérer l'air hivernal, j'explique l'orientation du numéro « Phénoménologies en anthropologie » avant de débuter l'entretien que je traduis ici. Julie Laplante-Que dire de vos emprunts à la phénoménologie dans l'anthropologie que vous proposez ? Tim Ingold-Je dirais, en premier lieu, que je n'ai jamais intentionnellement décidé de prendre la phénoménologie comme approche. Je ne me suis jamais dit : « Je vais faire de la phénoménologie », et je n'ai jamais lu sur la phénoménologie comme telle. Je n'ai donc pas décidé : « Je vais être un phénoménologue ou un anthropologue ». Je pense, et cela se passe souvent comme ça, que je me suis familiarisé avec la littérature phénoménologique par accident, pas en fonction d'un objectif déterminé. Je me suis adonné à la phénoménologie sans vraiment le réaliser et les gens me disaient : « Ne réalises-tu pas que ce que tu fais relève T. I.-Je ne sais pas si cela est vrai ou non. Si l'on prenait n'importe quelle approche, si, par exemple, on parlait avec des anthropologues cognitivistes invétérés, dont je me dissocie totalement, ceux-ci diraient possiblement : « Nous sommes juste une petite chose ». Toutefois, dans leurs écrits, ils se font souvent très impérialistes, semblant dire : « Nous avons l'approche, nous allons conquérir le monde ». En pratique, ils ne constituent qu'un petit groupe de personnes poursuivant leurs activités plutôt en périphérie de l'anthropologie. J. L.-Les cognitivistes se situent davantage dans le statique, dans le status quo, par comparaison aux phénoménologues qui semblent se situer davantage dans le mouvement, dans le questionnement des façons d'approcher ce que serait la réalité par exemple, leur clé pour bouleverser les choses étant de proposer une autre théorie de la perception, en réduisant un niveau d'abstraction... T. I.-Oui, la phénoménologie va de « pourquoi je vois ceci ou cela » à « pourquoi je vois ». Elle cherche à faire reculer la question un pas en arrière. J. L.-Elle va aussi de « je pense » à « je fais » ? T. I.-Oui, oui. C'est la même chose. D'une certaine manière, on pourrait croire que ce serait bien que tout le monde pense la même chose. Mais d'un autre côté, c'est peut-être une bonne chose que ce ne soit pas le cas. J'ai une collègue qui s'est récemment présentée à une entrevue. Et elle a dit que, avant l'entrevue, on lui a demandé de préparer une brève communication sur des questions comme : « Quelles seraient les approches futures en anthropologie ? » « Quelle serait l'approche principale en anthropologie ? » « Que pensez-vous que devrait être une telle approche ? ». Pour ma part, j'ai pensé qu'il était très difficile de répondre à de telles questions. D'un côté, on peut s'imaginer aller à une entrevue en présumant et en souhaitant que les interlocuteurs vont tous penser comme l'on pense. Mais d'un autre côté, on ne peut pas souhaiter une telle chose : l'anthropologie serait dans un état inquiétant si une approche particulière devait lui être ainsi imposée. Cela ne serait pas possible de toute manière. J. L.-Non, je ne crois pas non plus. Comme vous le dites dans Making... (2013a), toutes ces approches ethnographiques qui se tournent vers l'arrière pour recueillir et élaborer leur documentation, approches auxquelles vous contrastez les vôtres, si elles n'existaient pas, on pourrait les manquer. T. I.-Oui, on les manquerait, mais il faut aussi s'impliquer dans le mouvement vers l'avant. Et je crois que les anthropologues ont été un peu dociles, en se laissant simplement coopter par le modèle dominant de la production académique. J. L.-Je pense que c'est une lutte continue, on se fait sans cesse entraîner dans cette direction comme, par exemple, lorsqu'on fait une demande de subvention pour publier. T. I.-Je comprends le problème ; en Grande-Bretagne, on a un conseiller d'évaluation de la recherche, et, pour sauvegarder leur emploi, les gens doivent souvent se soumettre à des pressions qui les contraignent à écrire selon une forme spécifique de pensée. Cela est terrible. Je comprends cette pression. Mais je pense que l'anthropologue peut se montrer plus tenace, et avoir le courage de résister à la standardisation de sa pratique. Alors mon cheval de bataille consiste actuellement à me tourner contre l'usage excessif de l'ethnographie. J. L.-Dans les sciences médicales, l'ethnographie est devenue un modèle, une recette, perdant ainsi un peu de sa signification. T. I.-Voilà, c'est justement ça ! L'anthropologie a perdu ce qu'elle avait dans son sac et ce n'est pas bon pour l'anthropologie d'afficher ses couleurs sous une enseigne qui a perdu une bonne partie de son sens. J. L.-Oui, voilà pourquoi plusieurs anthropologues sont à la quête de nouvelles méthodes signifiantes. Alors, dans ce numéro spécial, nous essayons entre autres de comprendre les points communs entre l'anthropologie et la phénoménologie en ce sens, comme, par exemple, apprendre par expérience de manière plus approfondie, accentuer l'importance de la mise entre parenthèses, chercher des manières d'occuper un positionnement pré-objectif, éveiller les sens, développer des habiletés afin de faire du terrain qui compte… T. I.-Oui, et en termes de la formation des étudiants, c'est la question du développement des capacités d'observation de l'étudiant. Et je pense que plusieurs auteurs sont en train de faire le point à ce sujet, qu'il s'agisse de la participation observante ou de l'observation participante ; tout cela est juste un jeu de mots, mais le point est valable. L'important est que les étudiants apprennent comment porter attention aux choses. C'est pour ça que j'aime cette notion d'« éducation de l'attention ». C'est ça en anthropologie, c'est ce que nous devons cultiver. Il faut trouver des manières de former les étudiants de façon à ce qu'ils puissent augmenter leurs capacités, leurs pouvoirs d'observation. J. L.-Oui, alors, j'applique moi-même cette approche veillant à l'éducation de l'attention dans mes cours de terrain, et je me fais souvent dire que j'enseigne les choses à l'envers en contraste avec d'autres cours de méthodes qui enseignent des techniques. T. I.-Les étudiants sont habitués à se faire livrer des informations ou des recettes qu'ils cherchent ensuite à appliquer. J. L.-Je me sers entre autres du livre Doing Sensory Ethnography de Sarah Pink (2009), avec lequel vous êtes familier, je crois. Pour moi, l'auteure offre un pont permettant de passer de l'enseignement de recettes (entretien,